VLEEL & LIBRAIRES EN SEINE, Nathacha Appanah, Julie Ruocco, Maggie O'Farrell, 20/05/2022
Les prisons secrètes avaient été temporairement ouvertes. Il fallait bien faire de la place pour les manifestants et les révolutionnaires. Alors, sans un bruit ni un remords, l’État avait relâché les vieux spectres du djihad. Des fanatiques abrutis par l’enfermement et la violence, recrachés au jour après des décennies de torture parce qu’on ne savait plus où entasser leurs corps.
Il s’étonnait de voir des commerces ouverts, des femmes dehors. À chaque rue qu’ils traversaient, il s’imaginait voir arriver une voiture armée d’un fusil-mitrailleur ou que l’empressement affairé de la foule allait être soufflé par une explosion. Pas de pendus aux fenêtres, pas d’exécutions aux carrefours. Pourtant, ça devait encore se passer, à quelques kilomètres seulement, à l’instant même où il formulait cette pensée.
(page 145)
L’histoire n’est qu’une ronde de Furies aux ailes entrelacées et chacune de leurs plumes peut guérir les nations. Depuis le commencement, elles traversent les âges sans rien se disputer de la gloire ou du malheur des hommes. Leur chant fait le bruit des gouttes sur la cendre et leur vol est plus puissant que la fureur des bourreaux.
(page 283)
Aujourd’hui l’ubérisation du djihad a donné naissance à une autre forme de guerre intégrale : une croisade privée dans un contexte global. Je doute que cette militarisation des consciences s’arrête à la perte ou au gain d’un territoire. Et c’est ce qui m’effraie dans cette nouvelle réalité : on peut vaincre un groupe armé sur le champ de bataille, pas un fantasme. J’ai peur que notre résignation ait créé en nous les conditions pour que la violence se déchaine, qu’elle devienne un pari total et permanent.
(page 248)
Sans justice et sans mémoire, nous nous condamnons éternellement à être tour à tour victime puis bourreau.
(page 120)
Les écoles avaient fermé à cause des fanatiques ou des bombes. Le gaz, ça faisait longtemps qu’il n’y en avait plus. Les maisons étaient glacées par le manque de tout. Les jours s’étiraient dans la suie et la faim. Quant à lui, tout ce qu’il pouvait dire ou penser avait été sali par la fatalité de la guerre.
(page 38)
Quoi de plus pratique qu’un commandement divin pour abdiquer sa volonté ? Il y en avait toujours pour qui le joug de la liberté était trop lourd. Alors ils venaient grossir les foules qui rêvent d’exécutions et jouissent derrière leurs dogmes trop serrés. Ils étaient heureux d’obéir à nouveau, les discours des prédicateurs devaient avoir pour eux le parfum des fleurs volées dans les cimetières.
(page 193)
« La peur, avait-elle écrit, est obscurité et solitude. Elle est un manque absolu de repères qui nous isole, nous prive de notre force. Le ressort de notre lutte n’est pas l’annihilation de l’adversaire, mais la revendication forcenée de rester des humains, avec notre nom et notre histoire. » Il n’était jamais question de Dieu ou de drapeau dans ses notes, seulement des hommes.
(page 178)
Son père lui répétait tout le temps qu’il suffisait d‘un rien pour faire un destin, et que tous demeuraient interchangeables.
Nos camarades seront plus patients que les bourreaux et plus rapides que leur lame. Nous y arriverons, tu m’entends ? Parce que notre courage n’est pas celui des vainqueurs, il est celui des renaissances.
(page 265)