Quitter le monde rural, n'est-ce pas à la fois démissionner de nos racines et de notre avenir? Que fait-on de l'héritage que nos ancêtres ont protégé tant de siècles au prix de leurs vies? Éric Fottorino "Mohican" (Gallimard), Corinne Royer "Pleine terre" (Actes Sud) et Guillaume Sire "Les Contreforts" (Calmann-Lévy). Animée par Karine Papillaud, journaliste
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Un soir, il demande à sa mère pourquoi elle ne récite plus de poèmes. « La poésie est en danger », répond-elle, sans préciser si c’est parce que la poésie est en danger qu’elle ne récite plus de poèmes, ou si c’est parce qu’elle n’en récite plus que la poésie est en danger. (page 65)
Savarouth a treize ans. Il n'a pas vu ses parents depuis deux ans. Et il vient de comprendre quelque chose que normalement seules les personnes âgées ont appris : On est responsable de la mort de ceux à qui le destin nous a préféré.
Personne ne remarque les orphelins, parce que les orphelins ne sont personne. Ce sont des choses, des pierres dans le Temps et l'Espace qui peuvent rouler à leur guise sans rien détruire ou emporter.

Pour les réfugiés, la saison des pluies est un moment affreux. Chaque recoin de la ville est un fortin couvert de bâches et de plaques de tôle, mais malgré cela l'eau, l'eau froide venue du ciel, s'infiltre partout, et avec elle les araignées velues, les flaques de pétrole, les électrocutions, les maladies, les incendies couvés sous la cendre, une pourriture jusque dans la pierre, sous les dalles, portée à l'intérieur de la ville par les corps de plus en plus nombreux charriés par les eaux du Tonlé Sap et du Mékong, tailladés, échoués sur la rive au milieu des ordures. Les plaies ne cicatrisent pas. Les antibiotiques manquent. Les agressions, les meurtres, les viols se multiplient. autour de Phnom Penh, les combats, sans cesser, diminuent, les lance-roquettes portent moins loin, on a moins peur d'être envahi. C'est un mal contre un autre. Puis la chaleur reprend ses droits. Le courant du Tonlé Sap s'inverse. Le sol, les braseros, les semelles et les armes sèchent ; les rats et les sorcières sortent de leurs trous - et la guerre ressuscite.
Même quand il pleut, les ouvriers viennent. Ils travaillent lentement dans des maremmes de boue. Ils ne voient pas les cordons de lavande, les ronces rouges, les bouquets de menthe à la lisière de la colline, ni la luzerne sauvage aux écouvillons violets et aux fleurs à trois doigts ; ils ne voient pas non plus les gîtes des lièvres sous les cèdres. Ou bien ils les voient, mais ils ne peuvent pas faire autrement, car eux aussi ont des maisons, des enfants, des factures à payer et des emprunts à rembourser, des souvenirs…
Quand il a l'idée de l'envoyer chez ce libraire français que Phusati aime tant, et qui est pour elle une espèce de confident, il reprend espoir, parce que c'est logique : depuis le début ses parents étaient cachés dans une librairie, à l'abri sous les ficelles des mots. Où est-ce que sa mère aurait pu se cacher sinon chez monsieur Antoine, le libraire, avec son sourire gêné et ses lunettes au bout du nez ? Mais non, ils n'y sont pas. Vanak apprend à Saravouth que la librairie est fermée depuis un an. Monsieur Antoine a laissé un mot : Fermé à cause de la folie des hommes, les livres sont en vacances.
Saravouth a un accès de douleur ; à chaque fois il croit que la mort est venue réessayer.
Parfois il est préférable de croire que les gens qui sont censés nous aimer sont morts.
Depuis dix ans, d’un bout à l’autre du département, les centres-villes se vident tandis que leurs alentours se remplissent de maisons identiques, de ronds-points bizarroïdes et de lampadaires.
Un sifflement, une balle, une autre. Elles ne font pas plus de bruit en tombant près de la barque qu’une pichenette à fleur d’eau. Une grenade, plusieurs. D’autres balles. Des avions. Une roquette. Le sampan avance à contre-courant au milieu de la guerre. (page 176)