Nul n'ignore que l'oubli est un vin amer et que, bu dans la solitude, plus grande encore est son acidité.
Elle est étrange, la manière dont s'éclaire et se manifeste la mémoire. Quand j'ai commencé à écrire ces notes (légendes personnelles de photographies pour cet album perdu de mes années à Olleros), je ne croyais me rappeler que quelques noms et quelques images lointaines miraculeusement arrachées à la voracité du temps qui passe. Mais au fur et à mesure que je les contemple - et surtout que je cherche au-delà -, mes yeux s'illuminent, les photos s'animent, elles retrouvent vie comme ces affiches que je voyais à la vitrine du Minero. Sauf qu'étant celles de ma vie, moi seul ai le pouvoir de leur attribuer son et mouvement.
On croit qu'on ne pourra jamais accepter sans peur l'idée de la mort. Tant qu'on est encore jeune, on la voit si improbable, si éloignée dans le temps que la distance même la rend inacceptable. Ensuite, à mesure que les années passent, c'est précisément le contraire - sa plus grande proximité - qui nous remplit de crainte et nous empêche à tout instant de la regarder en face. Mais, quel que soit le cas, la peur est toujours la même : peur de l'iniquité, peur de la destruction, peur du froid infini que l'oubli porte en lui.
Il y a toujours, sur chaque photographie, un fantôme qui nous regarde. Parfois, ce fantôme a nos propres yeux, notre visage, voire notre prénom et notre nom. Et pourtant chacun est à l'égard de l'autre un parfait étranger.
Car les photographies sont comme les étoiles : elles continuent à briller pendant des années alors qu'il y a des siècles qu'elles sont mortes.
De temps à autre, la tristesse.
Pas cette tristesse douce et humide qui embue les vitres les soirs d'hiver.
Je veux dire la tristesse amère sur la langue. Je parle de la tristesse qui mûrit lentement dans la ruche du cœur.
Brusquement nous inonde la lumière, dirait-on, d'une lanterne noire. Comme un voleur qui nous aborde à un tournant du chemin.
Parce qu'elle est ancienne, parce qu'elle est intense, elle est amère.
Elle brûle comme de la résine versée sur la douleur.
C'est la tristesse qui reste comme un sédiment de l'oubli.
Vieille est ma voix comme une cloche suspendue dans le vide. Mais elle ne trouvera pas de murs dépeuplés où cacher ses plus profonds échos, il n'y aura pas de vignes acides semées dans son effarement.
Parce que, pour lors, la mansuétude aura germé comme du vinaigre versé sur le sommeil, et il n'y aura personne pour réclamer les sillons désolés de ton absence.
Lorsque tu reviendras à la maison, je te dirai comment les orties bruissent dans le sang.
Aujourd'hui, [le silence] est mon meilleur allié dans cette longue lutte contre la mort. Et, comme un chien, quand je rentre, il vient m'accueillir à l'entrée de la grotte.
Et, qu’est-ce que la mémoire sinon un grand mensonge ?
Deux ou trois mois après ce voyage à Léon, j'en fais un autre - pour me faire opérer des amygdales - et un autre le mois suivant - pour me faire opérer de nouveau, étant donné qu'à la séance précédente j'avais mordu le médecin et je m'étais montré si turbulent qu'il n'avait pu qu'à grand-peine m'en extraire une (je crois que ce fut le premier cas dans sa carrière où il eut s'y prendre à deux fois pour une intervention de ce type) [...]