Citations de Kamel Daoud (562)
Picasso a affirmé, dit-on, que la calligraphie arabe a atteint l'objectif ultime de l'art. Vue de l'extérieur, à l'opposé de mon univers, elle s'offre ainsi, comme une perfection qui mêle le mot à la chair et exprime le bruit des corps. C'est un art érotique sublimé, ramené du ventre vers la bouche puis vers la langue, puis vers les yeux. Le chemin contraire de l'orgasme.
Depuis les années 90 en Algérie, les statues de femmes nues ont peu à peu disparu. Volées, démantelées, détruites, vandalisées, vendues ou discrètement ôtées de nuit des places publiques.
Ce lien morbide à l'image et au reflet se retrouvera à peu près partout, aujourd'hui, dans le pli agité et froissé des actualités. Images, caricatures refusées, peintres en exil mais aussi grande religion du déni qui vivra tout portrait de de la société du monde dit "arabe" comme une violence, un complot, une traîtrise.
Le terrible monstre, dans son acte de mutilation, se mutile lui-même, dévaste la féminité qui est son âme, avoue le lien morbide qu'il entretient avec la vie, le désir, le corps et la maternité, la perpétuation et la vie.
L'image de ce barbu détruisant la statue de Sétif est le résumé, dans ma chair, de ce qu'est l'art aux mains des tueurs de l'altérité. La femme en pierre y est attaquée dans sa chair douce du fait d'être une statue, une femme, une nudité.
Le corps d'après la mort est juvénile, éternel, inépuisable, beau, adouci.
Le corps d'ici-bas est contraint au rite de la purification, l'ablution, soumis au sommaire de ses impuretés, menstrues, fornications et sucs. Il est convaincu de son impureté.
Le foisonnement, l'enchevêtrement, l'arabesque, le figuratif, l'explosion des sens et de la chair ne sont permis qu'après la mort.
Le nu du djihadiste est donc ainsi étoilé : annulation du temps, nivellement de ses signes, le désert en courbe, la femme comme obscurité, la ligne de l'horizon comme canon, la désincarnation comme prélude au toucher, la mort comme baiser, lèvres et épaules.
Les femmes de Picasso sont donc dans le Coran et le corps y jonche les jardins dans la désarticulation permanente de l'orgasme. Le gémissement y sera celui du plaisir et du démembrement. Des femmes créées à partir du safran et pas de l'argile pesante!
Picasso à Palmyre aurait été tué comme des milliers d'autres. Par des militaires américains ou des djihadistes. Lecteur du Coran et de la Tradition, il aura entrevu ces étranges tableaux du désir, ces premières formes de la femme convoitée, télescopant la monstruosité, l'opulence, la rondeur et l'angle, l'immobilité et l'éternité, la transparence et la couleur.
Marie-Thérèse existe, mais dans l'Au-delà. Ici, sous l'oeil du vivant, elle doit être préservée de son corps, cachée sous le prétexte de la promesse qu'elle incarne.
Les femmes de Picasso habitent déjà le Paradis.
Marie-Thérèse est peinte comme une houri, mais avant la mort. Les houris sont ces femmes, vierges et éternelles, sue l'on offre en récompense au croyant, homme de Dieu, dans un Paradis ouvert après le Jugement dernier.
La plage est le miroir du corps. Le lieu où il se restitue à lui-même, parade dans sa mortalité. Picasso la peint comme un résumé du monde, entourant le corps, continuation du nu.
Je me souviens avec amertume qu'en Algérie, depuis quelques années, les islamistes vont prier sur les plages pour intimider les baigneuses et y construire des mosquées pour marquer la hiérarchie.
Le nu a commencé la reconquête de la plage à partir de ces années peintes par Picasso. Ces femmes ont des corps aériens, volants, elles sont dans les airs, elle jouent avec le soleil rond et leurs formes sont débridées sur ces toiles.
En Algérie, les plages sont belles comme des fenêtres. Mais elles sont aussi tout ce qui reste comme territoire de rêverie, d'occasion de tourner le dos aux siens, de revenir à soi-même et échapper au collectif épuisant.
Le nu du djihadiste est infini, asexué, déshumanisé, offert à Dieu comme un tapis de sable, désincarné. Il est un trait d'encre, l'accélération d'une fin du monde qui fera revenir le Dieu à son unité réparée.
Dans l'esthétique monstrueuse du djihadiste, la terre doit être le portrait du ciel et la parfaite façon de l'être c'est d'être un désert. Le sable est donc l'art du djihadiste, sa libido close sur elle-même, la ligne qui le repose, le vide qui le remplit, le désincarne. Le désert doit être étendu, imposé et reconstruit, en aplanissant toute atteinte à la courbe des sables, la circularité du temps.