La majeure partie de la vie humaine, ce n'est pas de la vie, juste du temps qui passe.
Quand la vieille femme m'a dit : ''Vous n'êtes pas vraiment humain, j'imagine ?'', j'ai poussé un petit ''oh !'' admiratif.
Naturellement, ce n'est pas la première fois qu'un humain se rend compte que je n'appartient pas à son espèce. Aucun n'a encore deviné juste au point de préciser : ''Vous êtes sûrement le dieu de la Mort », mais certains ont déjà penché la tête d'un air soupçonneux en prétendant qu'ils ressentaient un frisson glacé à ma vue et que j'étais vraiment une créature étrange.
J'ai ouvert la porte de l'hôtel et je suis sorti. Il n'y avait plus trace de la tempête qui avait fait rage, partout régnait le silence. Le ciel était toujours couvert mais la neige tombait moins fort. Le paysage qui s'étendait sous mes yeux ressemblait à un linceul blanc. La terre couverte de neige avait une douceur de porcelaine. Y avait-il encore des sautes de vent ? Des paquets de neige tombaient des branches des bouleaux à intervalles réguliers et venaient fondre sur le sol, comme un sablier marquant doucement le passage du temps. Je suis resté un moment perdu dans la contemplation de ce paysage immaculé, tendant l'oreille à ses bruissements et ses mouvements.
- C'est beau ! ai-je laissé échapper involontairement. Il n'y avait pas assez de musique à mon goût à la montagne, mais je pouvais quand même m'estimer heureux d'avoir vu ça.
Je voudrais vraiment mourir. Il ne m'arrive jamais rien de bien.
Quand on vit dans la joie, la gravité terrestre s'efface.

Citron s’agite, inspecte la zone près de la fenêtre et du corps, tripote les plateaux fixés aux sièges, feuillette les magazines rangés dans les poches des dossiers.
— Tu fais quoi, là ?
— Je cherche des indices, mais il n’y a rien. Satané gosse de riche.
— Quel genre d’indice ?
— Par exemple le nom du tueur écrit avec son sang, un truc comme ça. Ça s’est déjà vu, non ?
— Dans les romans policiers, à la rigueur, mais dans la vraie vie, ça m’étonnerait…
— Tu dois avoir raison.
Découragé, Citron repose les magazines, mais continue de fureter autour du cadavre.
— Je doute qu’il ait eu le temps de laisser le moindre indice avant de mourir. Il n’a même pas saigné, alors comment aurait-il pu écrire quoique ce soit avec son sang ?
Citron est irrité par la logique sans faille de Mandarine.
— Claquer comme ça, ça n’aide pas les gens à résoudre l’affaire. Souviens-toi : si quelqu’un tente de te tuer, fais en sorte de laisser derrière toi des indices utiles, genre le nom de l’assassin. Et puis au moins, indique clairement s’il s’agit d’un meurtre, d’un suicide ou d’un accident, sinon, c’est vraiment relou.
— Moi, quand je tirerai ma révérence, ce ne sera pas un suicide. Autant j’admire Virginia Woolf et Mishima, autant le suicide, ce n’est pas mon truc.
— Virginia qui ?
— Tu sais, puisque tu arrives à tout savoir sur les trains, je pense que tu n’aurais pas de mal à lire des livres. Pourquoi tu n’essaierais pas ? Je t’en ai conseillé plein.
— Je n’ai jamais aimé les livres, même quand j’étais enfant. Je mets des plombes à arriver à la dernière page. Et toi, pourquoi tu n’essaies même pas de te rappeler les noms des personnages de Thomas et ses amis, alors que je ne cesse de te les répéter ? Je suis certain que tu ne saurais toujours pas reconnaître Percy.
— C’est lequel, déjà ?
— Perceval est un petit engin vert. Il est plutôt effronté, et aime jouer des tours, bien qu’il prenne son travail très au sérieux.
— Mais comment tu peux mémoriser tout ça ?
— C’est écrit sur sa carte à collectionner. Plutôt cool, hein ? Une explication simple, mais substantielle. Percy fait souvent des farces à ses amis, mais il est aussi un peu naïf, tu vois ? C’est très touchant. Parfois j’en ai les larmes aux yeux. Je parie que tes livres n’ont pas la même profondeur.
— Ouvre un bouquin et tu verras bien. Commence par, je ne sais pas, La Promenade au phare.
— Qu’est-ce que ça m’enseignera ?
— À quel point les êtres humains sont insignifiants, et dans quelle mesure notre existence n’est qu’un grain de poussière parmi des milliards d’autres vies. Ce roman te permettra de comprendre que tu es minuscule, perdu dans l’étendue sans limites de l’océan du temps avalé par les vagues. C’est vraiment puissant. « Nous pérîmes, chacun tout seul. »
— Qu’est-ce que ça veut dire ?
— C’est une phrase que prononce l’un des personnages. Elle signifie que tout le monde meurt, et qu’à ce moment-là on est seul.
— Je ne mourrai pas, ricane Citron.
— Si, et tu mourras seul.
— Si je meurs, je reviendrai.
— Ça ne m’étonne pas, tu es tellement têtu. Mais moi, je mourrai un jour. Tout seul.
— Donc je te le répète : quand tu crèveras, n’oublie pas de me laisser un indice.
— D’accord. Si je devine qu’on va m’assassiner, je ferai de mon mieux pour te passer le message.
— Et quand tu écriras le nom du tueur avec ton sang, fais-le lisiblement, OK ? Pas d’initiales ou d’abréviations compliquées.
— Je n’ai pas l’intention d’écrire quoi que ce soit avec mon sang.
Mandarine s’interrompt pour réfléchir.
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L'art ne s'appuie pas sur les résultats des travaux précédents, comme la science. Non, en art, il faut courir de toutes ses forces à chaque fois.
La personne qui détient le plus d’informations et a le pouvoir de s’en servir pour atteindre ses objectifs est la plus forte.
"Les humains ne prennent pas conscience de l'importance des choses, tant qu'ils ne les ont pas perdues.
-Oui, sans doute" ai-je répondu en pensant de nouveau à ma grand-mère. Elle m'avait dit un jour : "Si je n'avais pas eu le cancer, je n'aurai jamais fait le bilan de ma vie."
"Ce qu'on perd ne revient jamais."
« Ce que je veux dire, c’est que les gens agissent en tenant compte de l’influence de leur entourage. Les êtres humains sont moins motivés par la raison que par l’instinct. Donc, même quand quelqu’un semble procéder de sa propre volonté, il est toujours marqué par les autres. Les gens croient avoir une existence indépendante, originale, mais une fois leurs données placées sur un graphique, ce ne sont plus que des points.