— Ça va, toi ? Je veux dire, le boulot ? murmura-t-elle.
Spencer, dont le regard se perdait dans le décor embrumé, resta immobile.
— Bien.
— Et la musique ?
— Bien.
— La maison ?
— Bien.
Il ne lui faciliterait pas la tâche ! À se demander si elle n’avait pas imaginé le rire joyeux de l’Américain…
— Et Megan ?
Il daigna enfin bouger en lui jetant un regard oblique. La pique était aisée. Néanmoins, s’il devait avouer que c’était terminé avec elle et qu’il profiterait de son séjour pour perfectionner son french kiss, c’était l’occasion. Quelques secondes s’écoulèrent avant qu’il ne réponde.
— Bien.
Il reprit sa contemplation du paysage.
— Cap t’embrasse, lâcha-t-il d’une voix rauque.
Il venait de la couper dans son élan et Jule ne sut pas quoi rétorquer. Elle s’entendit dire :
— Bien.
J’ai constaté que les gens meurtris à l’intérieur n’autorisent personne à s’approcher d’eux, même pour soigner une douleur extérieure. Ils ont une armure et, si quelqu’un parvient à en trouver la faille, ils se sentent perdus.
Les relations amoureuses ne sont pas pour moi. Dans cette association de mots s’en cache un que je fuis comme la peste, le choléra et tout autre virus mortel, car il est aussi dangereux : l’amour. Une donnée bien trop incertaine, pernicieuse et incontrôlable pour que j’aie envie de m’y confronter. Pourquoi voudrais-je m’exposer et me livrer à un homme ? Pourquoi s’infliger les souffrances qu’implique n’importe quelle relation, d’ailleurs ? Aucune ne dure, aucune ne résiste à l’usure du temps…
Et surtout, qui souhaiterait être avec moi ?
— Carrément ! Je prends mon maillot et je suis toute à toi !
— Je suis encore au restaurant, tu peux m’en prêter un ? Et tant que tu y es, tu peux apporter tes casques de moto ?
— Alors là, il y a un truc qui m’échappe. Tu veux qu’on se déguise en Daft Punk pour le concours ou quoi ?
— Non, j’ai une surprise, chantonna Jule.
— De quel genre ? Parce que si c’est comme la fois où tu m’as présenté le gars qui se mouchait dans ses doigts, je m’en passerais volontiers.
— On ne va pas reparler de ça indéfiniment ! Je ne le savais pas !
Il n'y a pas de temps pour les hésitations, pas de place pour les "plus tard". Si on sait ce que l'on veut, il faut foncer pour le prendre. Risquer, essayer, tomber, se relever, essayer encore.
Je m'interdis de me rapprocher encore plus de lui. Ce serait emprunter un chemin que je me refuse à suivre, celui qui mène irrémédiablement à la souffrance.
J'avance avec précaution dans un champ miné, pressentant que la moindre maladresse pourrait mettre fin brusquement à ce qui se crée entre nous.
Et patati, et patata… Jule ne put retenir les mots qui franchirent ses lèvres.
— Elle est belle ?
— Oui.
Aucune hésitation. Un oui, franc et massif. Pauvre homme inconscient. Il ne se rendait pas compte que c’était une question piège. Jule aurait voulu qu’il réponde « jolie, plutôt », voire « pas mal » ou encore mieux « nan, imagine un croisement entre un hamster et un caméléon ».
Le reflet que me renvoie le rétroviseur fait peine à voir, je ne me reconnais pas. Ou, au contraire, je ne me reconnais que trop bien.
Je suis bien avec toi, et quand on couche ensemble, c'est fantastique. Mais ça ne peut pas être que ça, si ? Tu me donnes un accès total à ton corps alors que ton âme est verrouillée à double tour. Et moi, c'est tout ce qui m'intéresse : toucher ton âme.