Elle ne parle pas, mais sa grâce parle pour elle. Souvent je me surprends à rêver de ses courbes aux formes généreuses, à entreprendre un voyage imaginaire le long de ses hanches souples et fières, sur la couronne ronde et charnue de sa poitrine maternelle, jusqu’au royaume mystérieux et ombré de sa croupe où doit couler l’eau d’éternelle vigueur !
« La maison de l’araignée »
Où qu'on tournât le regard, on ne voyait que le malheur le plus sinistre et la désolation la plus noire, ces deux éternelles mammelles de la tragédie humaine. Partout, c'était la grande Mort, l'implacable Fauchause, la Meneuse de pleurs qui avait étendu son empire sur toute chose et qui rampait en tous lieux et en toutes saisons, bête affolée et curieuse qui fouissait et reniflait chaque trou, chaque béance, chaque lieu où put se nicher la vie.
Il portait dans sa chair cette terre dure à vivre, ces immensités grisâtres impossibles à cultiver, ce monde impossible à haïr, impossible à aimer, la sève de ces arbres noueux dont les troncs monstrueux abritaient le gîte du loup et la caverne de l'ours, les sentes perdues où le renard était le seul à passer, ces sous-bois hantés de noirceur végétale où jamais un pas humain, depuis les premiers temps du monde, n'avait dessiné son empreinte.
Quand la terre et le ciel, en se désintégrant aux effluves de mon dernier souffle, comme il se doit pour chaque homme franchissant la Porte sans retour, me donneront enfin la joie de rencontrer le Créateur qui a bien voulu condescendre à l'existence vaine et misérable qui fut la mienne, j'aurai, enfin, les réponses à ces questions.
Je cesserai alors de m'étonner de la méchanceté des hommes, je cesserai d'être troublé par l'injustice et la brutalité du monde et je ne connaîtrai aucune peine, aucune angoisse, aucun déchirement. Dans cette attente et cette espérance très grandes, je prie journellement pour la mémoire des victimes de Pont-Saint-Esprit, et je regarde avec indifférence se désagréger la pâte molle qui recouvre mon âme, ce corps laid et vieux dont ne veulent plus les hommes, et qui ne veut plus d'eux.
C'était là chose naturelle et nécessaire, et il était vain d'espérer que la civilisation l'emportât un jour sur la barbarie, si ce n'était à l'état de phase temporaire.
Chaque existence individuelle, chaque cité, chaque règne, chaque empire, avait sa durée de vie propre, naissait, vivait puis retournait à la dislocation et à la ruine. Il en allait ainsi pour chaque être vivant, pour chaque réalité de ce monde, et, à la fin des fins, que l'on soit roi, manant, prêtre ou brigand, c'était toujours sur l'état de barbarie que la grande roue des évènements, propulsée par la main capricieuse des dieux, achevait de faire tourner ses gigantesques pales.
Et toutes les nuées du ciel et toutes les misères de la terre et tous les grands effrois du temps s'étendront sur toutes choses avant et après nous, et nous irons pourrir dans des fosses à bestiaux au milieu de nos frères tombés sous l'épée, et de nos charognes monteront des puanteurs rouges et du sang et de la fange merdeuse et les vers mangeront tout cela de leurs cent mille dents creuses infiniment multipliées.
La vie n'existait plus.
Seuls existaient ceux qui tuaient, ceux qui allaient mourir, ceux qui mouraient, et ceux qui déjà étaient morts.
Quand elle est condamnée, la bête blessée ne se défend plus, elle offre sa gorge à l'assaillant.
Ce n'était qu'un flot fumant de cavaliers et d'hommes à pied portant des étendards aux motifs difficiles à caractériser, aux visages brûlés par les enfers, aux gueules mâles tordues par le pur désir de la violence, de la saoulerie et du coït, échappés de quelques cavernes souterraines où les démons du feu les avaient sans doute dévorés, vomis puis rassemblés avec les membres de cadavres putréfiés arrachés aux tombes des cimetières, une engeance de violeurs et d'assassins depuis longtemps désengagés de tout sentiment de pitié ou de honte, aptes seulement à se laisser porter par la folie de leur regard posé sur le néant.
Instinctivement, je tendis l'oreille. Je n'entendis tout d'abord, de la cuisine, que le tic-tac monotone de la vieille horloge, le vent sifflant contre les murs de la maison depuis les berges toutes proches. Puis, au loin, montèrent bientôt des plaintes, des hululements fantastiques qu'on aurait dit poussés à l'extrême limite de la nuit, là où les rêves et les cauchemars se confondent, par une armée de fantômes en déroute.