Le corps remplissait le fauteuil et en débordait. La tête, lorsqu'il la renversa en arrière, lui rentra dans le cou et les plis de chair tourbillonnèrent au-dessus du col du manteau noir, formant trois rouleaux de graisse. Du gras de ses paumes blanches, il caressa les accoudoirs du fauteuil.
Cependant, il ne fait aucun doute que la section irlandaise a entièrement dévié des principes du communisme révolutionnaire exposés dans les règlements de l'Internationale. Le camarade Gallagher dirige l'Organisation nationale en dictateur pur et simple. Le Comité exécutif n'existe que de nom, et ses tactiques sont subordonnées aux caprices passagers du camarade Gallagher.
Ces bruits, ces croassements émis par des âmes damnées, qui eussent glacé d'effroi un être innocent, ne produisaient aucune impression sur Gypo. Il les considéraient comme des bruits familiers, des expressions de la vie quotidienne. [...]
A sa gauche s'étendaient les longues ruelles des maisons closes, s'enchevêtrant comme des toiles d'araignée parmi les ruines de ce qui, jadis, avait été le quartier de la noblesse dans le Dublin du dix-huitième siècle.
En haut des falaises, face à la mer, là où l'air salé avait le parfum d'un élixir du pays des fées, poussaient d'autres plantes dont personne ne connaissait les noms. C'étaient des petites fleurs tendres ; elles naissaient en l'espace d'une nuit pour mourir à la fin du jour. Elles étaient aussi délicates au toucher qu'une aile de papillon, aussi bariolées qu'un oeuf de macareux.

Gypo Nolan était un ancien policeman de Dublin, révoqué par l'administration qui le soupçonnait d'entretenir des rapports avec l'Organisation révolutionnaire et de lui avoir livré certains renseignements qui avaient fini par transpirer. Depuis lors, devenu membre actif du mouvement, il militait toujours en compagnie de Francis-Joseph Mac Philipp, et les deux hommes étaient connus, dans les milieux révolutionnaires, sous le nom de "jumeaux du diable".
"Eh bien, Gypo, dit enfin Mac Philipp, comment vont les choses ?"
Bien que grêle et fêlée, la voix de Mac Philipp était empreinte d'une sincérité farouche qui lui donnait une force extraordinaire, comme celle qu'on sent dans le pépiement d'un oiselet à qui l'on vole son nid.
"Leur as-tu laissé les lettres que je t'avais confiées ?" continua-t-il après avoir repris un instant haleine. "je n'ai reçu aucune nouvelle de la maison depuis que je t'ai vu, la nuit où il m'a fallu m'enfuir dans les montagnes ? Que se passe-t-il, Gypo ?"
(extrait du chapitre premier)
Cette idée se débattait dans son crâne, se répétait sans but, comme le cri d'un enfant appelant au secours dans une maison inhabitée.
Je suis né sur des rochers balayés par les tempêtes et je déteste la douceur mièvre des terres dorées par le soleil.
"Mon errance se poursuit, interminablement. Je suis le seigneur de la nature. Je guéris et je tue aveuglément. Avec le même rugissement de colère j'excite certains hommes jusqu'à la frénésie et j'en apaise d'autres. Je suis la tristesse de la joie. Je suis la férocité de la beauté." Ainsi murmurait l'océan (...)
La place était petite et oblongue. Sur ses côtés asymétriques s'ouvraient cinq rues de largeur différente. Les maisons, presque toutes très vieilles, avaient un toit crevé et des murs affaissés. Aucune d'entre elles ne comprenait plus de deux étages, le sol était pavé de pierres rondes entre lesquelles se trouvaient du crottin de cheval séché et des brins de foin.
Les deux jeunes hommes en civil avaient le dos tourné à un abreuvoir en ciment au centre de la place. Ils tenaient leurs mains en l'air au-dessus de leur tête. Leur visage était pâle et maigre ; leur corps, rabougri et sous-alimenté ; leurs vêtements, élimés et déchirés. Ils portaient une casquette de tweed gris et un foulard de couleur...
(extrait du chapitre XVIII)
L'Irlande, où il pleut tous les jours, est ravagée par l'alcoolisme, par la politique et par le courage de ses habitants.*
* extrait de la préface par Steeve Passeur.