Citations de Liliane Wouters (74)
J’étais plus pauvre que la nuit,
plus taciturne qu’un monarque à la fenêtre,
plus solitaire qu’un stylite.
Je n’avais plus au creux des mains
que la poussière de ma vie.
Tu es venue, les pierres ont crié,
les ruines ont levé la tête,
la braise dans mon sang s’est rallumée,
la vie a repris cours,
l’ombre a donné naissance.
Tous les chemins conduisent jusqu’à toi.
Mémoire de silex, d’argile.
Je monte sur mon âne, je parcours
la plaine, au bord du Nil.
Lorsque la terre est aussi basse, c’est le ciel
qui prend toute la place.
Nous, gens du plat pays,
vers quelque point que nous tournions les yeux
apercevons la demeure de Dieux.
Qu’un palmier sorte de ta bouche :
j’y chercherai mon ombre.
Qu’une rivière coule entre tes seins :
j’y lirai mon visage.
Qu’une vallée apprenne à vivre dans ton ventre :
j’y creuserai mon lit.
Ma mère, dans ton ventre,
tu formais mon masque de mort.
Au centre de toi, jour par jour,
chaque battement de ton cœur,
chaque flux de ton sang
écoutait un silence
d’où je serai absent.
Chaque souffle de ton haleine
préparait mon dernier soupir.
Et, dans la chaleur de ton corps,
avant le froid,
tu polissais mes os.
Au bout de l’amour il y a l’amour.
Au bout du désir il n’y a rien.
L’amour n’a ni commencement ni fin.
Il ne naît pas, il ressuscite.
Il ne rencontre pas, il reconnaît.
Il se réveille comme après un songe
dont la mémoire aurait perdu les clefs.
Il se réveille les yeux clairs
et prêts à vivre sa journée.
Mais le désir insomniaque meurt à l’aube
Après avoir lutté toute la nuit.
Parfois l’amour et le désir dorment ensemble.
En ces nuits-là on voit la lune et le soleil.
Pour vivre, il faut planter un arbre, il faut
faire un enfant, bâtir une maison.
J’ai seulement regardé l’eau
qui passe en nous disant que tout s’écoule.
J’ai seulement cherché le feu
qui brûle en nous disant que tout s’éteint.
J’ai seulement suivi le vent
qui fuit en nous disant que tout se perd.
Je n’ai rien semé dans la terre
qui reste en nous disant : je vous attends.
Pas rien, pas rien, le petit vent de l’aube,
le petit rose du petit matin,
changé en pourpre, en noir, en nuit de taupe.
Je suis la taupe et le ciel est lointain.
Pas rien, pas rien, les flaques sur la plage,
la dune blonde et la blonde clarté,
la mer sans fin et les vagues sans âge.
Nous n’y aurons dansé qu’un seul été.
Pas rien, pas rien, même si l’on décompte
les vaches maigres, les années de chien.
J’aurai vécu tel jour, telle seconde.
C’était trop peu, mais ce ne fut pas rien.
Diamant de l'âme, feu
solitaire, taille lente
du carbone qui se veut
soleil, l'étoile filante
jalouse ton bloc…
nul ne trouvera son signe
inscrit dans ton eau. Jamais
terrestre objet ne fut digne
de te frôler. Or, je sens
ta présence, me traverse
ton éclat. Oui, je pressens
l'alluvial trésor, l'inverse
paysage qu'un cristal
multiplie. Ah ! je devine
l'indomptable, l'œil frontal
ouvert aux clartés divines.
Que reste-t-il…
Que reste-t-il de ton passage, Ulysse ?
Un vieux chant grec auquel nous avons bu.
Ulysse ! J’aurais tout aussi bien pu
Dire César, Hannibal. Le temps glisse
Lentement sur les rails de leurs exploits,
Tramway nommé non pas Désir mais Nebel.
Nebel und Nacht. Quid du renom ? J’ai froid
Jusque dedans ma charpente. Mon bel
Oranger s’est déjà flétri. Tout passe.
Tout est passé. Nous sommes encor là
Comme y furent César, Ulysse et la
Reine, laquelle était-ce ? Tout s’efface,
(S’écoule, disait l’autre avec raison.)
Et moi je dis : de ton passage, Ulysse
(Ou bien Dupont), que reste-t-il ? Saisons
D’antan, avec ou sans leurs neiges, lisses
Les traits d’Ulysse (ou de Durand). Sappho
Ne nous a laissé qu’un peu d’herbe et Jeanne
Qui fut pucelle rien que cendre. Il faut
Clore ici, ne plus trop penser, Liliane.
Je sais. Mais je vois que mes jours s’en vont
Et que j’irai bientôt dans le cortège
Des Césars, des Ulysses, des Dupont
Préposés à d’antan chercher les neiges.
Entre naître et mourir…
Entre naître et mourir, un temps pour vivre.
Quelques heures, quelques saisons. De quel
Poids pèseront nos jours ?
Lumière et givre
Brillent pour tous, et sur tous mord le gel.
Ainsi de ces insectes nommées éphémères.
Quid de celui qui ne fait rien, des grands travaux
De l’autre, des troupeaux de bovidés, d’Homère ?
La mer est seule à donner le niveau.
État provisoire (Luneau Ascot)
Égide, où es-tu parti ?
Égide, où es-tu parti ?
Mon camarade, tu me manques.
Tu choisis la mort, me laissant ici.*
Nous avions si belle amitié.
Ensemble aurait dû s'achever.
Au ciel où tu t'es élevé
plus clair qu'un rayon de soleil
tu connais bonheur sans pareil.
Pour moi qui suis sur terre, prie :
je dois encore souffrir, fauter.
Garde ma place à ton côté.
Je chante encore un petit air.
mais chacun finit par se taire.
Égide, où es-tu parti ?
Mon camarade, tu me manques.
Tu choisis la mort, me laissant ici.*
(adaptation d'un poème du Moyen Âge)
* Liliane WOUTERS, notamment prix Goncourt de la poésie 2000, prix Guillaume Apollinaire 2015, a « finit par se taire » et a rejoint son camarade le 28 février 2016.
Souvenirs
Souvenirs, ils sont, mes amis
tant aimés, si vite partis,
souvenirs, oui, c'est bien le mot,
ces visages sur les photos,
ces destins filant leur histoire
autour de ma vie, en secret.
Au tableau noir de ma mémoire
tu ne retrouves plus leurs traits :
le coup de chiffon du passé
les a pour toujours effacés.
Ainsi lorsque je vis tes yeux, tes yeux.
Sois près de moi lorsque je m'en irai.
Tu seras la dernière image
que je verrai. J'emporterai
ton visage sous mes paupières
et dans le noir brillera mieux
l'éclat de sa lumière.
Parce que c'était lui
« Parce que c'était lui parce que c'était moi »,
disait Michel parlant d'Étienne
Pourquoi sommes-nous ammis, toi et moi,
pourquoi le gui préfère-t-il le chêne ?
Alors que le hêtre aussi pousse au bois,
qu'il pourrait au gui offrir son asile ?
Sur quelle raison baser votre choix,
Étienne et Michel, Hector et Achille ?
Comment expliquer ce qui va de soi ?
Pourquoi celui-là quand il y en a tant d'autres
Pourquoi le seul Jean parmi les douze apôtres ?
Parce que c'est lui, parce que c'est moi.
Une fois, une seule fois,
l'eau dans mes paumes, l'ombre du figuier
sur ma maison.
Une fois, une seule fois,
l'eau sur ma langue, l'éclat du soleil
entre mes doigts.
J'aurai vécu, quoi qu'il advienne,
ce moment d'air et de lumière,
cette plénitude de soif.
LE BOIS SEC
Brûler Je songe à ma cendre
quand m'appellent des forêts
Ô feux Mais à leur voix tendre
répond votre chant secret
Je suis né pour cette fête
barbare ces rites purs
ce mortel assaut de bêtes
contre le défi des murs
J'aime la gloire soudaine
des flammes j'aime le bref
sursaut de passion de haine
du feu saluant son chef
Brûler Mon sang me calcine
Pas un coin de chair ombreux
Et si pourtant mes racines
trouvaient un sol généreux
un peu d'eau de sable Le sable
d'où je sors verrait des fruits
Non De cette paix durable
la fin seule me séduit
Je ne porte ni lumière
ni chaleur en mon corps mais
ce n'est qu'au centre des pierres
qu'on trouve un feu qui dormait
Verdoyez branches dociles
aux commandements des dieux
Je montre mon bois fossile
C'est lui qui flambe le mieux.
VERS LA MER
Comme des objets frêles,
Les vaisseaux d'or semblent posés,
Sur la mer éternelle.
Le vent futile et pur n'est que baisers ;
Et les écumes
Qui, doucement, échouent
Contre les proues,
Ne sont que plumes.
Il fait dimanche sur la mer !
Emile Verhaeren
Les visages de la vie.
JE ME SOUVIENS
Je me souviens du village près de l'Escaut,
D'où l'on voyait les grands bateaux
Passer, ainsi qu'on rêve empanaché de vent
Et merveilleux de voiles,
Le soir, en cortège, sous les étoiles.
Je me souviens de la bonne saison ;
Des parlottes, l'été, au seuil de la maison
Et du jardin plein de lumière,
Avec des fleurs, devant, et des étangs, derrière ;
Je me souviens des plus hauts peupliers,
De la volière et de la vigne en espalier
Et des oiseaux, pareils à des flammes solaires.
Emile Verhaeren,
Les tendresses premières.
Pluie sur la mer
Il pleut si doucement sur la mer toute grise.
On ne voit plus ni port, ni navire, ni cieux.
On dirait que la pluie s'échappe par surprise
Des mains mêmes de Dieu.
Chaque vague se meut avec un tel silence
Que l'on devine, à la blancheur de son écume,
L'éclat mal retenu d'une aile d'ange
Dont s'abaissent les plumes.
(Maurice Carême)
Le piano
Ne croyez pas
Que les dents du piano
Si blanches, si lisses
Ne mordent jamais.
La nuit, quand la salle est vide
Elles se vengent.
Elles dévorent en rêve
Le pianiste qui les a frappées trop fort.
(Frédéric Kiesel)