Lionel Groulx

L'on peut ramener à quatre les principaux fleuves historiques de la Nouvelle-France: le Saint-Laurent, le Richelieu, le Mississipi, l'Outaouais. Les deux premiers, mêlés constamment à notre grande histoire, ont atteint facilement la renommée. Le Mississipi, ancien Meschacébé, a été immortalisé par Chateaubriand. Un grand poète a seul manqué à l'Outaouais pour en faire l'égal de ces routes historiques, les dépasser peut-être dans la mémoire des hommes.

Une autre histoire venait aussi de se dessiner: celle de toute la Nouvelle-France. Ce qui me plaît, dans le Cartier du deuxième voyage, et ce qui le grandit singulièrement, c'est que l'homme y prend figure de symbole. Les fortes personnalités ont parfois ce privilège d'apparaître comme le résumé de leur temps ou de leur race et de projeter sur l'écran une image de l'avenir. Le Cartier de 1535 a dessiné les lignes maîtresses de l'histoire de la Nouvelle-France.

Dans sa vision de 1634, lorsque se présenta à lui et avec une si extraordinaire précision descriptive, l'île de ses rêves, Jérôme Le Royer l'a-t-il aperçue avec toutes ses liaisons, toutes ses dépendances géographiques ? On aimerait le savoir. Lui et ses associés de Notre-Dame conçurent une équipe de missionnaires pour missions extérieures, destinés peut-être à rabattre vers la cité montréalaise, les enfants dispersés de l'Amérique.

Du reste, l'accumulation des usines, des banques, des millions n'est pas l'unique façon de contribuer au progrès général d'un pays. La contribution la meilleure consiste encore à maintenir sur un coin de terre la paix sociale et à faire grandir pour demain un peuple moral et religieux.

Une colonie française du dix-septième siècle pouvait s'épargner la fantaisie d'innover en matière d'enseignement. Le particularisme canadien n'est pas de formation si ancienne ni d'une telle vigueur qu'il exige, ou impose, dès les premières générations, une réadaptation des méthodes scolaires. Les écoliers du Canada se penchent donc sur les mêmes livres, les mêmes manuels que les écoliers de France : le Petit Alphabet, l'Introduction à la vie dévolue l'Instruction de la jeunesse, L'instruction chrétienne, le Pédagogue chrétien, la Civilité, et voire les Manuscrits et les Contrats. Rien que de naturel, après tout, que cet approvisionnement de manuels scolaires en France, de la part d'une colonie où, s'il est prouvé que l'imprimerie ait jamais existé, il ne peut s'agir que d'une imprimerie qui n'imprimait rien ou si peu que rien.

Le mérite en vaut la peine pour peu que l'on examine le cadre territorial où vont s'organiser les institutions scolaires de la Nouvelle-France. On sait que, dans ce pays de haut revêtement forestier, les premiers établissements ne se pouvaient fixer qu'au bord des voies fluviales, alors les seuls chemins pour toute migration humaine. Les colons de France accrochèrent leur fortune aux deux rives d'un fleuve royal, le Saint-Laurent. Le fleuve, par sa seule largeur, doublait déjà leur éparpillement. Mais sur quelle distance vont-ils ainsi s'éparpiller ? Québec se fonde en en 1608; Trois-Rivières en 1634; Montréal en 1642. Donc, dès le milieu du dix-septième siècle, la population de la Nouvelle-France se trouve répartie sur deux lignes parallèles d'une longueur de près de trois cents kilomètres, ne voisinant jamais à moins d'un kilomètre de distance.

Les esprits pessimistes, parmi nous, invoquent parfois notre petit nombre pour excuser leur inaction ou leur découragement. A quoi je réponds: qu’importe ici le petit nombre pourvu qu’existe la volonté de compter? Il n’y a que cinq millions d’Irlandais catholiques en Amérique et l’on sait qu’ils y sont. Nous sommes cinq millions de Français; quand saura-t-on que nous y sommes? Le monde a beau être vaste et opposer la plus lourde inertie aux revendications du droit; cinq millions d’hommes liés entre eux par le même idéal et déterminés à le défendre par les suprêmes ressources le l’organisation moderne, ne peuvent s’agiter au milieu de la masse inerte, sans qu'autour d’eux l'on s’en aperçoive.

Nous, Français d’Amérique, quand le jeune arbre de notre peuple se courbait encore sous d’interminables orages, des coups de vent plus funestes arrachaient quelques-unes de ses meilleures branches, pour les transplanter un peu partout aux quatre coins du ciel. Je crois l’avoir déjà dit: le tronc ne s’est jamais remis de ces trop précoces amputations. Le démembrement fut ici dispersion. Aujourd’hui nous offrons ce spectacle douloureux que la majorité de la race ou presque vit en dehors des frontières du Québec.