Le moment aurait pu s'étirer indéfiniment - ni l'un ni l'autre ne parvenant à se quitter des yeux - si sa tante n'avait pas crié, comprenant que la tenue excentrique de Bea était à mettre en réalité sur le compte d'une blessure. Tante Vera se précipita sur elle et l'enlaça, geste semblant faire preuve d'une affection sincère. Émue par cette démonstration de tendresse inattendue, Bea sentit sa gorge se nouer.
Bea leva les yeux et s'aperçut que le duc la scrutait, lèvres pincées, comme pour réprimer une immense colère. La puissance de son inquiétude l'étonna. Son regard était intense et pénétrant, et elle eut l'impression à la fois de crouler sous son poids et de léviter.
Kesgrave fut le premier à saisir la situation : lorsqu'il vit le sang sur sa tête, il blêmit et avança vers elle à grandes enjambées avant de s'arrêter, comprenant vraisemblablement à quel point il serait inconvenant d'entrer en contact physique avec elle.
Bea opina du chef, surprise par la capacité du coeur humain à engranger toujours plus d'amour, et déclara qu'elle se marierait volontiers le lendemain si le duc n'avait rien de mieux à faire.
Un homme de sa condition - au physique avantageux, bien né, démesurément riche - pouvait tout se permettre et Béa ne doutait pas un instant que s'il avait soudain planté son épée dans le corps de son hôte, ce dernier se serait empressé de s’excuser d'avoir souillé de sang sa lame.
Bea acquiesça, l'air grave, comme si seul son interlocuteur éprouvait de la gratitude. En vérité, elle avait encore du mal à croire qu'il eût surgi sur le pas de sa porte avec une énigme à résoudre au moment précis où elle en cherchait une à se mettre sous la dent. En effet, la chose tombait tellement à point nommé qu'on eût facilement cru y déceler une main divine ; ainsi, en silence, Bea somma le duc, au cas où cela lui poserait problème, d'aborder la question avec son Créateur.
C'était, se dit-elle, une leçon salutaire sur l'imprévisibilité destructrice des mensonges. L'on savait où commençait un mensonge, mais jamais où il finissait. Ce genre d'incertitude n'était pas pour elle.
Déterminée à ne plus jamais mentir, Bea brava aussitôt son propre interdit : prétextant avoir des vertiges, elle annonça qu'elle allait se retirer dans sa chambre pour reprendre ses esprits.
C'est moi qui dois remercier mademoiselle Hyde-Clare de m'avoir permis de l'assister pendant son enquête sur la mort de monsieur Otley. Je n'irai pas jusqu'à dire que ce fut un plaisir, car à bien des égards l'expérience a été horrible, mais je mentirais si je n'avouais pas avoir sincèrement apprécié certains moments.
chez les Hyde-Clare, la règle était de ne jamais avoir l'outrecuidance de s'adresser spontanément à mieux placé qu'eux dans l'annuaire Debrett's.
[...]
Pendant plus de deux décennies, Bea s'était pliée au principe fondateur de sa famille, et la voilà soudain qui parlait à un duc. Elle n'avait même pas eu la décence de commencer plus bas, avec un marquis ou un baron ; elle visait directement tout en haut de l'échelle sociale.
Dieu merci, le Prince Régent ne se trouvait pas dans la pièce.
"Votre prestation durant le dîner. Tous ces vigoureux battements de paupières que vous m'avez adressés à table. Ce n'était évidement pas pour me séduire, je l'ai bien compris, répondit-il. Vous remarquerez, je l'espère, l'humilité dont je fais preuve. C'est une qualité que vous ignorez trop souvent chez moi", ajouta-t-il, les yeux étincelants d'ironie.
Béatrice haussa un sourcil et l'observa avec un scepticisme amusé. "Vous vantez-vous de ne point vous vanter, votre Grâce ?"