L'histoire s'enracine dans l'entre-deux-guerres, avec Janna, jeune fille de dix-huit ans issue d' une famille néerlandaise, qui souhaite devenir escrimeuse, à l'image de son modèle Hélène Mayer, championne allemande dans la catégorie. Elle est ainsi envoyée chez un ancien ami de son père, Egon von Bötticher, un Allemand, qui a combattu pendant la guerre et qui en est revenu gravement blessé et défiguré. Elle part ainsi faire son initiation sportive chez cet étrange et taciturne individu, dans un pays où les svastikas pullulent sur les brassards des soldats et l’antisémitisme s'affiche franchement sur les murs, les uniformes, les figures et dans les discours. Si notre vision des années vingt et trente est franco-française, on se déplace, ici, de part et d'autre d'une frontière germano-néerlandaise, de pays dont les relations nous sont peu familières : on se rappelle ainsi que les Pays-Bas ont été neutres pendant les deux guerres mondiales (avant néanmoins d'être envahis par l'Allemagne en 1940), ce qui rend ainsi la Suisse moins solitaire dans l'attitude qu'elle s'est choisie.
Janna est une escrimeuse avertie et c'est la première fois qu'elle sort de son cocon familial, et national, et va se confronter à un univers bien sombre, abrité par la grande demeure en Rhénanie du maître escrimeur, où elle demeure dans une mansarde, entre oiseaux et toiles d'araignées. À côté de Egon von Bötticher, maître des lieux, il y a Heinz et Lenni, ce couple de domestiques qui s'occupent de ce domaine de Raeren, et des frères jumeaux escrimeurs, également, Friedrich et Siegbert, ainsi que leur mère. Janna comprend bien vite le caractère obtus de l'homme, et tente de comprendre le conflit qui l'oppose à son père. Roman d'initiation pour cette jeune fille qui s'en va perfectionner son art avec un professeur qui la dirige d'une main de fer, d'une façon autrement plus autoritaire que son ancien professeur, le gentillet jeune homme toujours prompt à applaudir et à féliciter. Et qui s'engouffre dans une passion amoureuse à travers le désir charnel de l'homme qui a la charge de l'entraîner chaque jour. Attirée par la force physique et mentale qui se dégage de l'homme, dont le visage balafré garde jalousement sa part de mystère, l'attraction qu'elle éprouve est davantage que physique, d'une curiosité née avant même qu'elle ne le rencontre.
D'une rencontre effectuée sur une photo, rêvée et fantasmée à la Emma Bovary, même si le livre choisi pour relayer ses rêveries ne relève pas de la romance pure, mais de Guerre et Paix de Dostoïevski, la réalité s'arrange pour ramener Janna à la réalité : car de guerre, et de paix nettement moins, il n'y a que ça dans cette fiction à l'aube d'une nouvelle guerre aussi mondiale que dévastatrice, au lendemain d'une première guerre dont les plaies et les traumatismes sont encore béants. Il faut dire que la première vision de la demeure à laquelle est confrontée la jeune fille, c'est l'image d'un couvercle de cercueil, et ce premier sentiment morbide qui s'en dégage dès cet instant comme tout au long du séjour dans cette maison labyrinthique. Quand bien même l'escrime est un sport ou le fleuron, l'auteure nous l'apprend, ne vise pas à achever son adversaire en lui perforant cœur ou poumon, il reste un sport de combat et cette idée d'affrontement, par le biais du sport ou de la guerre, reste présente dans tout le livre. Il en est même le fil conducteur : Von Bötticher, le soldat blessé et défiguré, donc réformé, a entrepris de former les épéistes de demain, Janna comme les jumeaux, dont certains seront les soldats de cette guerre qui s'annonce à travers des signes annonciateurs sinistres et qui ne manquent pas d'accentuer cette sinistrose qui pèse de plus en plus sur le domaine. Dont l'ultime combat entre les frères jumeaux.
Janna passant de Maastricht à Aix-la-Chapelle, d'un ami à l'autre, est à la figure une figure médiatrice, entre deux hommes qui ont perdu contact, car leur conception de la vie est basiquement différente, l'un assume ses blessures, l'autre tente de les effacer à tout prix. Elle porte cette dimension mythique, à l'image de son modèle Hélène Mayer, fleuretiste juive allemande, qui a porté l'art à son meilleur niveau, dont la posture orne la première de couverture du roman, à l'image d'une déesse guerrière. Sans oublier ces jumeaux, qui m'ont interpellée dès leur apparition, déposés au domaine pour exercer leur art eux aussi, à la fois complices et ennemis, Friedrich et Siegbert, figures et prénoms très wagnériens, comme moult autres détails du texte - dont cette double paternité des jumeaux, entre père adultérin et père officiel, qui font écho à la propre vie du chef d'orchestre - qui sonnent comme l'ombre du romantisme allemand. Des jumeaux incestueux, Siegmund et Sieglinde des opéras de Wagner, ou Alexandre Hélios et Cléopâtre Séléné, les jumeaux de Cléopâtre et de Marc-Antoine.
L'auteure a eu recours à la mythologie nordique, par le prisme de l’interprétation de Richard Wagner, pour réinterpréter et actualiser des mythes anciens et dépasser les figures Wagnériennes qui seront exploitées à séant par le troisième Reich : à travers notamment la figure du fratricide, qui annoncer la tragédie à venir, et celle de La Vierge néerlandaise, l’avènement d'une nouvelle sorte de vierge guerrière. L'auteur a construit une histoire d'une complexité dont je pense ne pas être totalement être venue à bout, il y a des références que j'ai certainement manquées, mais cette fin entachée de sang laisse présager l'intensité de la catastrophe que les hommes à brassard vont amener sur le monde, et Janna l'une de ces Walkyrie vierge et guerrière qui finit par devenir simple mortelle.
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