Citations de Maureen McCarthy (46)
Les liens qui nous rattachent à la terre semblent alors aussi filandreux et fragiles qu'une toile d'araignée ,si totalement arbitraires qu'ils pourraient aussi bien ne pas exister.
Je n’ai jamais connu ma grand-mère paternelle, Lillian Josephine McCarthy, mais sa vie et sa triste mort prématurée à l’asile de Kew en 1924 ont été l’inspiration première de ce livre. Je le lui dédie, ainsi qu’à toutes les femmes, passées et présentes, qu’on a jugées « folles » alors qu’elles ne faisaient que réagir à ce qu’elles avaient vécu : une détresse et un chagrin intolérables et, trop souvent, des abus physiques et psychologiques.
Notre vie est meilleure aujourd’hui, à tant d’égards !
J’ai rencontré Jay à la fin du séjour, la veille de notre départ programmé. J’ai souvent pensé que, si seulement je n’étais pas revenue dans ce café le lendemain matin, ma vie aurait pris une tournure totalement différente. Si je réfléchis à la manière dont tout a commencé, je dois revenir à cette journée. Je me vois dans ma petite robe jaune, avec mes longs cheveux noirs noués en chignon, en train de retourner dans ce café à sa recherche.
Ce serait presque drôle si ce n’était pas si pitoyable.
Cela a fait de moi la seule de tous les élèves de terminale à avoir échoué dans toutes les disciplines. J’ai un souvenir de moi en train de marcher dans le couloir et d’écouter Beth et Salomé, dans la cuisine, plongées dans une de leurs graves discussions à mon sujet. Il était clair que l’humiliation les frappait tout autant que moi. J’étais leur sœur, après tout, et mon échec déteignait sur elles. Que diable allaient-elles bien pouvoir faire de moi ? Et moi, qu’allais-je faire de moi ?
J’ai de la peine à me souvenir de celle que j’étais à dix-sept ans, cette fille avide d’expériences et pleine de colère rentrée qui attendait dans les cafés ou au coin de la rue un coup de pouce du destin pour que sa vie commence enfin.
— Pourquoi ? demande-t-il simplement.
— Pourquoi quoi ?
— Pourquoi tu t’es mise avec lui ?
— Je ne sais pas.
Tenter de répondre à ce genre de question revient pour moi à avancer en pataugeant dans un marécage. Je préfère retourner dans ma propre tête, foncer dans ces tunnels de réflexions qui s’enchevêtrent et s’esquivent les uns les autres comme des voitures à un carrefour aux feux de signalisation défaillants. Je dois garder l’esprit clair. Les mots sont la dernière chose dont j’aie besoin.
L’obscurité aussi me rassérène. Harry roule à bonne allure, sauf quand nous rencontrons soudain une nappe de brouillard qui l’oblige à ralentir avant de s’enfoncer dans les ténèbres brumeuses. Cela me vaut quelques frayeurs. Les gros camions qui foncent vers nous en sens inverse se transforment alors en bêtes d’un autre âge, en monstres sans âme qui surgissent de la nuit, réveillant ma panique en me rappelant que tout peut arriver… à n’importe quel moment.
Nous roulons une heure de plus dans le noir sans pratiquement échanger un seul mot.
La peur m’étreint à nouveau. Évidemment qu’ils auront contacté Jay après notre rencontre l’autre jour, ne serait-ce que pour vérifier mon histoire ! Ils en ont sans doute discuté et ont eu des doutes. Ils ont alors décidé de me trahir. La fille ne voulait peut-être pas se trouver là quand ça se produirait. Jay sait être convaincant, séduisant et amical quand il le veut. Au lieu de reprendre la route, ce type va remonter le chemin de terre en sens inverse et me livrer à Jay. Ils ont tout prévu. Avec Nellie sur les bras, que pourrais-je y faire ?
La scène que j’imagine est si nette que j’ai l’impression qu’elle est en train de se produire.
La fille a laissé échapper un charmant rire pétillant qui, curieusement, m’a donné envie de pleurer, tant sa musicalité cristalline m’a touchée.
Je continue pourtant d’avancer, un pas après l’autre, comme si mes jambes et mes pieds n’étaient plus capables de faire autrement. Et, en dépit de toutes mes peurs, consciente que je suis peut-être en train de vivre ma dernière heure sur terre, je me délecte de la nuit environnante.
Une peur terrible me noue l’estomac et je me sens étourdie, comme si je manquais d’oxygène. L’air qui m’entoure est épais, opaque, chargé des senteurs du bush.
L’existence de Nellie m’a compliqué la vie au point que je n’existais presque plus moi-même ; pourtant, même dans mes heures les plus sombres, je n’ai jamais regretté sa présence.
J’ignore ce qu’ils trafiquent, mais c’est louche. Ils n’arrêtent pas d’acheter de nouvelles terres. Or la ferme n’a quasiment rien rapporté l’année dernière, alors d’où vient l’argent ?
Continue à respirer. Reste avec moi.
Je repense aussi aux matinées lumineuses ici, quand les premiers rayons du soleil caressent les feuilles et l’herbe humide, que les oiseaux gazouillent dans les arbres… Mais mon amour pour tout ça le dispute au bourdonnement strident de la terreur qui me ronge les entrailles, lent et constant, comme un rat affamé grignotant un mur. Il ne peut rien sortir de bon de ce que tu es en train de faire… C’est impossible ! Et cette erreur monumentale va te coûter la vie !… Fais demi-tour ! Le soleil matinal radieux, les gelées et les brouillards, le vent et la pluie — je mourrai en y pensant. Pendant qu’il me tuera, je penserai à ça. Je mourrai libre.
Pense au présent. Seulement au présent. Mets un pied devant l’autre… Ou tu vas crever de trouille sur place.
J’appréhende de le voir apparaître d’un instant à l’autre, d’entendre sa voix m’appeler. Et une fois qu’il aura vu la poussette et le sac à dos, tout sera fini. Mon cœur s’emballe face à la gravité des conséquences. Fini. J’imagine l’expression qui se dessinerait sur son visage à mesure que les rouages s’enclencheraient dans sa tête. M’étranglerait-il sur-le-champ, devant Nellie ? Non, je ne crois pas. Il m’enfermerait d’abord dans la remise et me flanquerait une dérouillée, puis il demanderait à son frère de venir le rejoindre ; ensemble, ils en finiraient avec moi.
Continue à respirer. La voix douce dans ma tête me rassure un peu. Reste avec moi… Ce serait si facile de perdre de vue ce que je dois faire.
Une fois sa lecture achevée, il le montrerait à sa mère et à ses frères. Vous aviez raison. Cette petite garce est complètement folle !
J’avais dix-sept ans quand je suis venue ici pour la première fois avec deux amies, histoire de prendre du bon temps. Une partie de moi savait-elle déjà que je n’en repartirais pas ? Pourquoi, sinon, aurais-je emporté ce carnet et ces photos ?
Une petite garce complètement folle. Voilà qui je suis à présent.