Citations de Maurice Chappaz (19)
louange
Tous les pas s'éloignent sur la route.
Rien à dire :
J'ai perdu- sans le connaître? - une être qui était la merveille de ma vie.
Je devrais maudire.
Or une louange monte, souffle. (...)
Notre monde est une aventure.
Le disparu est en moi.
La louange inconnue, qui d'ailleurs me nie, me traverse.
(p. 17)
L'Ombre
L'absence est une dure présence. Je m'avance sur le chemin d'où le vent seul revient. Les rappels de l'être qui a été à mes côtés me pénètrent en même temps que les images s'effacent. (p. 52)
Ecrit sur la neige
J'ai suivi devant ma porte le chuchotement des pieds qui se rapprochent et chaulent les fétuques gelées. Les bottes crissent et s'essuient sur le palier.
Pisse une ombre.
Il a mon air, mon âge, je ne puis que le deviner mais reconnais bien mon bonnet de ski crasseux. C'est Maurice Chappaz qui rend visite à Maurice Chappaz juste avant une tempête de neige. Simplement avec un doigt levé, il venait m'annoncer que le Valais sans âme était parti.
Aucun souffle. La glace de l'air frappe tels des coups de becs. Toutes les odeurs se retirent. Le thermomètre était tombé à zéro et dans l'espace de la double fenêtre deux pétales de géranium s'étaient affalés, deux gouttes de sang.
Mon visage attends-moi !
Maurice Chappaz, Bohême de Carême
Le monde n’est jamais né.
Je ne suis pas pressé. J’attends avant d’entrer. Le sifflement suraigu des choucas ressuscite l’odeur de la neige.
Le gardien se tient devant la porte de la cabane. Il est toujours là ou toujours dedans près du fourneau, comme le coq sur le navire. Et cet instant dure sans cesse.
Derrière le miroir
Derrière la glace, voilà elle me voit. Tout ce que j'ai cru avait été limé par l'usure quotidienne, l'habitude, parfois même la vertu, englouti dans le temps gris. Mais est ressorti comme un sou d'or, sans cours hélas, au moment de la mort.
Tant de pensées, tant d’actes ont été imprimés en nous sans paraître car le vrai langage adressé à nos proches : c’est le non-dit ! Sans percer la nuit, car nos vrais désirs nous échappent et peut-être sont formés d’un échec mutuel qui, si on le dépasse, nous accomplit.(p. 31)
Quelle pente que la vie !
Postface- Le livre de C. lu par Jean Starobinski
(...) Comme certains veufs, accroupi devant la soupe qu'elle faisait (je revois tous ces gestes pour soulever le couvercle, remuer, prendre une branchette de sapin, mon Dieu ! elle est là courbée devant moi, de dos, avec sa jupe sombre, elle va me servir) , je sens un vide terrible en même temps : la faute de celui qui reste, vertigineuse dans les plus petits détails [...] Je tisonne. Je tire de la marmite, pour moi, la soupe dans un bol. Je n'ose presque plus faire les gestes qu'elle faisait.
Plus personne.
Je tombe en larmes."
Nous le voyons bien: ce n'est pas de la tristesse qui donne le ton. Au contraire, c'est l'acuité augmentée, qui fait percevoir plus finement, penser avec plus d'insistance, remémorer de façon plus intense. (...) Le Livre de C. n'est pas un livre de mélancolie, même si elle y fait irruption à de certains moments. (...) D'une présence perdue, d'une relation ininterrompue, il résulte que toutes les présences doivent être à nouveau interrogées, toutes les relations réexplorées. En tout sens: avec d'autres disparus, avec les lieux habités, avec le moment présent. Alors peut subvenir la sensation de la vie déserte et, presque aussitôt, un goût de plénitude. Ainsi au début du "chant" intitulé "Le Passage" :
"Le rouge-gorge plaintif siffle mais ce n'est que pour mémoire. On est toujours entre l'hiver et le printemps." (p. 150)
Le lit
j'aime un corps dans l'autre monde. Je n'ai pu lui témoigner tout ce qui naissait dans mon coeur. Et je me moque du coeur, dit l'homme, s'il a été inutile. Il donne un coup de pied à la porte de son jardin (qu'il ne cultivera plus) abandonné aux graines, couleurs, parfums qui survivent depuis dix-sept ans par-dessus les orties qui ont franchi le mur. (p; 39)
La mort est devant moi
La mort est devant moi
comme un morceau de pain d’épice,
la vie m’a tournoyé dans le gosier
comme le vin d’un calice.
L’une par l’autre j’ai cherché à les expliquer.
J’ai trempé le pain dans le vin,
je me suis assis,
j’ai fumé,
J’étais sauvage avec les femmes.
Avec les mains, avec l’esprit
j’ai tâché de travailler à des œuvres qui respirent.
Maintenant je cherche un parfum
dans la nuit.
(Office des Morts, Editions CRV 1966 – La Poésie française contemporaine de Suisse – 1974)
Le millième portrait
Quelqu'un part pour toujours, sa chambre se fige. Comment oser déplacer un objet ? Des lettres attendent sur la table, à l'une un début de réponse en train de sécher ou de vous interroger, et vous savez les lettres, chaque mois j'en reçois à son nom. Des amis perdus, innocemment font signe, des inconnus s'informent. (...) Sortir d'une maison, y rentrer: le passé et l'avenir condamné tâtonnent. (...)
– Ô maître explique-moi !
– Je l’ai créée parfaite, et lui ai mis un défaut pour qu’elle s’attache à toi.
– Et à moi ?
– Je t’ai mis un défaut pour que tu la fasse souffrir.
– Mais pourquoi ?
– Pour qu’elle te crée une nouvelle âme et s’en crée une aussi que vous n’imaginez pas.
– Mais comment ?
– Le mal vécu l’un par l’autre, l’un pour l’autre, multipliera infiniment tout ce que vous êtes quand vous aurez compris.
– Mais encore comment ?
– Par votre réponse à vous-mêmes. Vous serez devenus l’autre en supportant ce mal d’aventures. Il suffit que l’un le souhaite : les vies seront échangées.
La poésie est ici une vertu, plus qu’ailleurs, informulée, exclusive et générale à la nation ; les poètes seront en fait des devins. Nous explorons les gouffres légers de l’enfance, décelant comme la chouette des Écritures les ordres sacrés aujourd’hui pareils à des débris fanés. Sept années de tourments ont brouillé nos pistes. Nos songes s’élèvent comme au loin les collines bleues. Ceux que leurs propres cités rejettent, ceux-là seuls auront le pouvoir d’écrire et de tester pour le monde défunt. J’en salue les héritiers : des ouvriers d’usine, des bergers, des semeurs de seigle, des petits marchands d’abricots et de raisins ; notre histoire sera faite par eux et non plus par les avocats. Ils ont donné au pays ses noms. Toute leur vie forme une tragédie muette par les chemins, les masures sombres, les champs écartés. Nus leurs visages, leurs mains, nues les habitations des âmes. Le sommeil de la terre s’use pareil à une source obscure.
L'unique raison des courses et des amours : la dialectique du Je me poursuis et je me fuis.
Devenez dès aujourd'hui des ombres.
Je ne souhaite faire qu'une chose avant de mourir : écrire un très beau poème même très court et qui me surprendrait.
Je n’ai absolument pas su ce que c’était l’amour ni en étant aimé, ni en aimant. … Je sens un vide terrible en même temps : la faute de celui qui reste, vertigineuse dans les plus petits détails. … On est par rapport à notre femme comme les pécheurs qui rencontrent des saints par rapport à Dieu. C’est la mort qui a fait cela et elle a raison.
Tant de pensées, tant d’actes ont été imprimés en nous sans paraître car le vrai langage adressé à nos proches : c’est le non-dit ! Sans percer la nuit, car nos vrais désirs nous échappent et peut-être sont formés d’un échec mutuel qui, si on le dépasse, nous accomplit.
Mea culpa
Nous ne voulons chanter que dans la lumière.
Eux, les coqs, chantent dans les ténèbres.
Voilà notre erreur,
de sorte que l’aube ne vient jamais.
Morts avant de mourir !
Le Passage
(...)
Ecrire était un salut : naviguer, dessiner d'un endroit incertain avec des tas de souvenirs où les faux étaient les vrais. Mais aimer ? Avec mon compagnon, avec celle qui a mon souffle, nous avons toujours cru que c'était pareil: écrire ou aimer. (p.107)