Les gestes grâce auxquels nous délimitons notre espace perdraient bien vite leur assurance si nous savions que les formes que nous touchons avec tant de certitude ne sont souvent qu’une enveloppe dissimulant les ténèbres qui emplissent le terrier d’animaux bizarres. Mais soyons certains que viendra l’heure où la mince surface des choses crèvera et, que par les trous, des yeux curieux de lémuriens nous observeront.
J’entendis le maître demander à la petite fille :
-Parle moi de la naissance des déclinaisons. Je t’écoute.
L’élève se mit à réciter d’une voix hésitante :
-Au départ, les terminaisons servaient à invoquer les démons. Chacune des manières dont les hommes désignaient les choses avait son démon protecteur. Et le nom des choses permettait d’invoquer le nom des démons.
-C’est exact. Et maintenant, dis-nous comment ces invocations démoniaques ont pu devenir de simples désinences.
-Des femmes étrangères sont arrivées, accompagnées de chacals aveugles et passant par les escaliers glacés…
-Tu confonds avec la naissance du plus-que-parfait, l’interrompit l’enseignant. As-tu oublié ?
Pourquoi n'emploie-t-il pas une autre machine à écrire ? Parce qu'elles ont toutes disparues : certaines ont été emportées par des nuées de sauterelles jusque dans le Caucase (il a été prouvé que la force conjointe de milliers de sauterelles peuvent soulever de terre un cheval et le transporter sur des kilomètres), d'autres sont utilisées lors de nouvelles pratiques perverses qui font fureur dans les villes, d'autres enfin sont changées en une lumière blanche qui illumine la statue d'un ange magnifique et bestial.
Très bien, j'admets que je ne trouverai le centre que quand j'aurai cessé de le chercher. Mais ça ne pourrait arriver que si, disons, j'essayais consciemment d'oublier ce centre, ou bien s'il quittait de lui-même le champ de mes préoccupations. Et dans le premier cas, l'effort que je déploierais pour ne pas penser au centre ne serait finalement qu'une nouvelle manifestation de cette recherche, qui serait donc vouée à l'échec; quant au second cas, il me parait tout à fait exclu que je cesse tout à coup de penser au centre : ma vie a perdu toute cohérence, elle est devenue un agrégat de fragments aléatoires, et ces éclats brisés aux bords coupants, qui pointent dans tous les sens, se plantent sans arrêt dans ma peau; chaque seconde est un nouveau début sans rien pour le soutenir et par lequel un monde inconnu, auquel je ne suis absolument pas préparé, se précipite sur moi de l'obscurité; bref, je ne vois pas comment je pourrais oublier le centre perdu alors que toutes mes plaies en appellent à une unité qui émane de lui.
Je me rendis compte que, en réalité, ce qui suscite l’angoisse et l’inquiétude les plus intenses n’est pas l’existence de signes figés, dépourvus de sens, mais plutôt l’expérience surprenante que rien ne peut être tout à fait dégagé d’une aura de signification ?
Il me paraissait plus plaisant, et plus loyal envers cette contrée de l'abandonner à son sort, comme toutes les contrées que j'avais traversées; de me souvenir avec une satisfaction modeste de ses contours disparaissant sous une brume de mémoire, d'oubli et de rêve, un heureux brouillard qui estompe les formes, en révèle les significations fantômes, les enveloppe d'un vent réconciliateur, trompeur mais sans conséquences depuis longtemps.
Quand j'étais de retour dans mon île d'Europe centrale...
La grammaire est une démonologie appliquée.