Citations de Michèle Corfdir (33)
Lorsque le plongeur sortit la tête de l’eau pour la première fois, la nuit s’effilochait à peine. A l’est, le phare de Pen Azenn éclatait toutes les cinq secondes. A l’ouest, au-dessus d’un épaulement rocheux, un halo orange montait du port de Locheven.
Entre les deux, rien. Rien que la côte noire et vide.
Debout dans l'encoignure d'une porte, face aux halles de la Place Saint-Louis, à Brest, Henri Le Barzic surveillait l'entrée d'une supérette. Cela faisait vingt minutes que la jeune femme qu'il avait prise en chasse, se trouvait à l'intérieur. Il l'avait repérée, le matin même, aux abords de la gare. Sportive, naturelle, un teint de pêche, une démarche dansante, qui traduisaient un bon équilibre et une santé sans problème. Conscient de tout ce que son propre comportement avait d'ambigu, Henri voulait pour partenaires des femmes simples, limpides, qui participeraient au jeu sans se dérober, avec cette spontanéité innée qui pousse à affronter l'obstacle pour le franchir. Ou s'y casser les dents.
Lorsqu'il était petit, il le pratiquait déjà, à la manière des enfants. Adolescent, il avait décroché. Trop timide, trop introverti pour ça. Plus tard, une fois sorti des errances brumeuses de l'âge ingrat, quand il s'était reconnu dans l'homme qu'il était devenu, il avait repris le jeu là où il l'avait laissé, mais en lui apportant des développements, des perfectionnements qu'un petit garçon aurait été incapable d'imaginer.
Soudain l'idée lui vint qu'elle ne connaîtrait peut-être jamais le fin mot de ce qui lui arrivait tout simplement parce qu'elle ne serait plus là pour l'entendre ! On allait la tuer ! Pour qui ? pour quoi ? Elle l'ignorait, mais le résultat serait le même.
Quelle heure est-il ? Incroyable de ne pas savoir l’heure alors que la fin est si proche et que toute sa vie on a été soumis aux exigences des horloges ! L’heure de manger, de dormir, d’arriver, de partir… Et maintenant, l’heure de mourir. Sans même savoir pourquoi. Simplement parce que quelqu’un l’a décidé. Quelqu’un qui se prend pour Dieu et dont je suis la créature.
Henri Le Barzic avait débarqué au port de commerce de Brest, la veille, assez tard dans la soirée. Il avait passé le commandement du navire à son successeur et pris un taxi jusqu'à l'appartement de la rue du Château. Comme il s'y attendait, il était désert. Sa femme terminait la tournée de promotion de son dernier bouquin et leur fille, Gwenola, se trouvait déjà en vacances à Kergouadal.
Ce matin, après une bonne nuit de sommeil et des semaines de privation, Henri n'avait pu s'empêcher de lancer le jeu.
La jeune fille qu'il guettait était de celles-là. L'expérience lui soufflait qu'avec elle, il aurait une chance de parvenir à la fin de la partie, plus vite que d'habitude. Il le faudrait car, ce soir, il était attendu à Kergouadal. Et, après deux mois de navigation au long cours, il n'était pas question pour lui de couper à ses obligations familiales.
Pour Henri Le Barzic, c'était un jeu. Un jeu auquel il gagnait assez souvent pour avoir sans cesse envie de recommencer.
-Couine toujours, sale garce ! Ce n'est pas ça qui m'attendrira !
L'ancien commissaire soupira. Ce qui le minait, c'était cette constante impression d'avoir la solution sous les yeux sans pouvoir la discerner. Comme ces photos d'insectes où l'on ne voit que du feuillage, des branches, de l'écorce. Le regard s'y promène... et soudain, le cerveau détecte l'astuce, l'animal parfaitement fondu dans le décor et dont l'image vous saute aux yeux comme une évidence.
Un temps de réflexion, tu parles ! La quarantaine, le jeûne, le cachot, le mitard... Voilà ce qu'il lui a infligé pour avoir ignoré la règle qui devra désormais être la sienne : ne jamais s'opposer à lui, ne jamais l'affronter directement mais louvoyer, flatter, négocier... Cet homme est aussi dangereux qu'un cobra. Si elle réitère son erreur, les sanctions qui tomberont finiront par venir à bout de sa résistance.
Le crabe avance... Il est la peur et l'angoisse.
Il est un fantasme terré au fond de chaque cerveau. Il s'extirpe de l'insondable obscurité de l'inexprimé.
Glissement latéral. Avance encore. Et s'arrête.
En face de lui, sa proie se pétrifie.
Lui-même ne peut plus ni reculer, ni se fondre dans ce qui l'entoure. Alors il se redresse et dans une dernière mue, déchire sa carapace.
Qui sera l'élue ? Quelle dépouille offrira-t-il en pâture au public ? Solène, Mathilde ou peut-être Myriam ?...
On maîtrise mieux la parole que les larmes. Les larmes échappent à la volonté et coulent sans vergogne sur les joues et sur le pull.
Il courait. Courait. Courait. Il suivait le chemin du bord de mer. Traversait le halo laiteux des réverbères qui se succédaient de loin en loin. Replongeait dans l'épaisseur poudroyante et glacée, guidé par le prochain rond de clarté qu'il entrevoyait devant lui. Plage de Kerdreiz, étang de Poulafrete, marée basse, algues répandues entre les cailloux grève à nu d'où montaient les odeurs fades et douceâtres, des odeurs de chair après l'amour.
Ah ! Ils s'y entendaient ces deux-là pour monter en épingle le moindre incident ! Le gosse avait fait une chute à vélo, la belle affaire ! Les plaies et les bosses... c'est ainsi qu'on s'endurcit et qu'on devient un homme.
— Je trouverai celui qui t’a fait ça, dit-elle d’une voix blanche. Je le trouverai et il payera. Je te le jure.
Rozenn… Le silence de Rozenn qui ne pouvait plus parler. Plus répondre. Plus se défendre. Le vide. Le blanc. Le trou d’une mémoire à jamais éteinte. Alors elle retourna sur ses pas et posa une main sur le front de la morte. Il lui sembla soudain être revenue au temps du lycée quand, debout à côté de Rozenn comme un brave petit soldat, elle avait pris son parti. Une fois pour toutes…
— Oh ! Seigneur… gémit Julie.
Elle sentit alors qu’on la prenait par l’épaule.
— Viens… Viens ça suffit comme ça. Paul l’entraînait vers la sortie.
Elle fit quelques pas puis regarda en arrière.
La femme séquestrée et torturée était bien réelle. Comme le serait, dans quelques instants, le droit de vie et de mort qu'elle aurait sur elle.