Les touristes se penchent au-dessus du bastingage et j'entends crépiter les appareils photo. Ils se précipitent derrière leur viseur pour capturer les manchots, archiver leurs précieux souvenirs et ratent la beauté réelle du ballet qui se joue devant eux.
Packs, floes, glaçons, sarrasins, plaques, frasil... Il existe tellement de mots pour désigner les différents états de la glace en Antarctique. Et tellement de risques pour un navire dans ce milieu hostile.
Chaque fois qu'il m'arrive de croiser Keller, au milieu d'un groupe de naturalistes, parmi les membres d'équipage, mon cœur s'accélère. Même quand je ne le vois pas, sa proximité agit comme un courant électrique, un fil dénudé, suspendu, dangereux.
Pourtant je garde en tête sa question, les choses auraient-elles été différentes si je l'avais rencontré ailleurs que sur le continent blanc ?
Ici, l'océan Austral n'est pas violent, il est sans pitié.
Avec Keller à mes côtés, nuit et jour, pour travailler ensemble pendant de longues heures, partager nos repas, nous retirer sous la tente dès le crépuscule, je ressens un optimisme que je n'ai pas connu depuis des années. Moi qui me suis identifiée à ce continent, à son désespoir glacé, à sa nature inexorablement éphémère, je me sens remplie d'une énergie nouvelle comme si ce que nous accomplissons pouvait faire la différence après tout.
C'est peut-être ce qui nous sépare des animaux, cette incapacité à vivre simplement en suivant nos instincts, ce besoin de devenir qui nous aimerions pouvoir être.
- Vous allez partir un jour ? Je veux dire, vous cesserez de venir ?
- Non, c'est mon dernier continent.
- On ne s'en lasse pas ?
- Jamais. Tout change si vite. Je ne sais jamais ce qui m'attend d'une saison à l'autre.
- Alors comment faites-vous pour ne pas déprimer ?
- Je suis encore plus déprimée quand je ne suis pas ici. Je suis peut-être témoin des conséquences du changement climatique, mais au moins je n'ai pas à voir ceux qui continuent leur petite vie comme si de rien n'était.
Le vide que je ressens n'a rien à voir avec la solitude que j'aime. Quelque chose était là, une possibilité qui n'est plus. Je l'ai eue et je l'ai abandonnée, détruite à jamais
Il n'est pas rare en Antarctique de voir des choses qui n'existent pas, des montagnes qui lévitent au loin, des gratte-ciel qui s'élèvent à l'horizon. Quand la mer est plus froide que l'air, une couche se forme qui crée un mirage polaire. Plus il y a de superpositions, plus la lumière est réfractée. Des montagnes naissent de l'océan ; des falaises deviennent des châteaux...