Citations de Nathan Wachtel (26)
Le folklore actuel conserve en effet le souvenir du traumatisme de la Conquête, tout en imprimant aux faits historiques des déformations qui s’insèrent elles-mêmes dans un système d’oppositions et de transformations, y compris sous la forme imaginaire d’une revanche et d’une supériorité indienne (résistance victorieuse aux envahisseurs, châtiment de Pizarro, etc.)
L’acculturation ne se réduit pas, en effet, à un cheminement unique, au simple passage de la culture indigène à la culture occidentale ; il existe un processus inverse, par lequel la culture indigène intègre les éléments européens sans perdre ses caractères originaux
Et lorsque nous parlons d'une logique ou d'une rationalité de l'histoire, ces termes n'impliquent pas que nous prétendions définir des lois mathématiques, nécessaires, valables pour toutes les sociétés, comme si l'histoire obéissait à un déterminisme naturel; mais la combinaison des facteurs qui composent le non-événementiel de l'événement dessine un paysage original, distinct, que soutient un ensemble de mécanismes et de régularités, c'est-à-dire une cohérence, souvent inconsciente des contemporains, dont la restitution s'avère en retour indispensable à la compréhension de l'événement.
La décomposition de la société indigène n'est pas compensée par un autre type d'organisation. Il y a déculturation sans véritable acculturation. Si bien que deux mondes restent face à face, l'un dominant, l'autre dominé. Si le traumatisme de la Conquête "continue" pendant la période coloniale, c'est parce que se renouvelle tous les jours la coexistence de deux systèmes de valeurs.
Les essais rassemblés dans cet ouvrage portent sur les thèmes fascinants, et inépuisables, des Paradis terrestres et des mouvements indiens dit « messianiques » dans le continent américain (XVIe-XIXe siècles
Des présages effrayants se manifestent, des prophéties annoncent la fin des temps. Puis surgissent des monstres à quatre pattes, surmontés par des êtres blancs d'apparence humaine.
...ce n'est pas ce qu'ont fait les seigneurs blancs quand ils sont arrivés ici. Ils ont enseigné la peur et sont venu flêtrir les fleurs. Pour que vive leur fleur, ils ont abimé et aspiré la fleur des autres
Nous savons en effet que le dieu des chrétiens trouve place dans la nouvelle représentation du monde imposée par l'arrivée des hommes blancs: il a créé l'Espagne ainsi que les animaux et la nourriture d'origine espagnole, mais les huaca ont créé l'Empire inca, les Indiens, les animaux et la nourriture autochtones.
Voici votre dieu! Il n'y a aucun besoin de ce véritable dieu qui est descendu.
Les rêves de bonheur ne sont souvent qu’évasions d’un réel insupportable, fuites dans l’imaginaire, et nous savons trop bien que l’histoire est infiniment tragique : c’est pourquoi le titre ici de Paradis peut aussi bien s’entendre par antiphrase, car il recouvre autant d’effroyables enfers
La découverte d’un monde jusqu’alors insoupçonné suscita en occident d’innombrables hypothèses et fantasmes, qui ne sont toujours des élucubrations dénuées de sens
Après l’examen qui précède de certaines représentations occidentales relatives au Nouveau monde, renversons les perspectives et tentons de nous situer du point de vue des Amérindiens ; ce que nous appelons « grandes découvertes » ou « conquêtes » signifie en réalité pour eux défaites, maladies, invasions, désastres
Dès lors, des phénomènes de diffusion et d’acculturation ne peuvent manquer de se produire, et l’on observe effectivement que les Indiens ne tardent pas à absorber certains éléments provenant des croyances et des pratiques européennes, mais en les inscrivant dans la logique de leurs représentations traditionnelles, de sorte qu’ils les retournent contre la domination des envahisseurs. Le mythe de la Terre sans Mal dérive ainsi vers une accentuation de sa dimension guerrière et conduit au déclenchement d’innombrables révoltes contre le système colonial
« Les temps viendront », « les moments approchent », « le temps est arrivé » : du XVIe au XVIIIe siècle, l’espérance en l’avénement d’une ère nouvelle de justice et de félicité semble constituer, aux divers niveaux de l’échelle sociale, l’horizon d’attente constamment renouvelé des populations andines
Le désastre de la conquête espagnole s’accompagne de la catastrophe inouïe provoquée par les maladies nouvelles (variole, rougeole, grippe, etc.) introduite par les Européens
La mémoire collective perpétue la figure de l’Inca selon diverses modalités : récits mythiques, représentations du théâtre populaire, écrits d’ordre littéraire, arts plastiques. Ces différents moyens de transmission comportent leurs propres complexités et sont chargés d’une pluralité de significations
la mémoire collective de l’Inca fonde des traditions diversement réinventées, d’où n’inévitables ambiguïtés et multiplicités des langages (qui peuvent néanmoins interférer) : le retour de l’Inca ne signifie pas toujours la même chose pour tous, comme en témoignent bien des épisodes des grandes révoltes du XVIIIe siècle
Une dimension messianique et millénariste, plus ou moins souterraine, continue à se perpétuer dans les populations andines, à travers ruptures et changements, comme en témoignent les deux grandes révoltes qui, parmi de nombreux épisodes, se distinguent non seulement par leur ampleur, mais encore par leur immense portée symbolique
Mais ce qui est nouveau dans la prophétie de Wodziwob annonçant le retour des morts, outre la modernité du train venant de l’est, c’est le caractère collectif de cette résurrection, et l’idée que ces retrouvailles heureuses entre la foule des morts et les vivants marquent une rupture dans le temps de l’histoire
En conséquence, par un retournement remarquable, l’intensification des relations entre ce qui subsistait des tribus autochtones, au moment du nadir démographique, transformait l’un des facteurs de destruction du monde indigène en moyen de consolidation d’une identité pan-indienne