"[...] beaucoup de gens restent convaincus que les malheureux sont responsables de leurs propres souffrances. Si tu es pauvre, c'est parce que tu as été avare dans ta vie précédente. Si tu es orphelin, c'est parce que tu n'as pas suffisamment aimé tes parents. Si tu es victime d'un meurtre, c'est parce que tu en as commis un. C'est une théorie bien commode, qui dispense les uns et les autres de se sentir coupables ou responsables des souffrances des gens qui sont moins bien lotis qu'eux. Après tout, pourquoi se soucier des pauvres puisqu'il est évident que c'est de leur faute ? Si une femme est violée, elle a ce qu'elle mérite, elle récolte les fruits de son mauvais karma. Qui sait si elle n'a pas été un violeur dans sa vie précédente ?" (Picquier poche - p.113-114)
"Le gong du monastère retentit à quatre heures le lendemain matin, et je me réveillai en sursaut.
Les chiens du temple se mirent aussitôt à aboyer et à hurler à la mort, comme s'ils s'étaient retenus toute la nuit en attendant cet instant.
Une nouvelle journée commençait.
Je me levai lentement, en m'étirant et en faisant craquer mes os. Je nouai mon sarong autour de ma taille, me frottai les yeux, me recueillis devant le Bouddha, sortis sur le porche et me mis instantanément à penser à Noï. Mais j'étais moine, et non inspecteur de police. Noï allait donc devoir attendre.
Dans la vaste salle d'eau commune, je m'aspergeai les épaules et le crâne d'eau froide et me sentis ragaillardi par ce contact vivifiant. D'autres moines en faisaient autant autour de moi, alignés en une longue rangée devant de grandes jarres en terre dans lesquelles ils puisaient à l'aide de bols en plastique. Tous portaient un sarong, qui finissait inévitablement mouillé, mais la pudeur ne nous permettait pas de faire autrement.
Je laissai mon regard passer de l'un à l'autre. J'aimais énormément ces hommes, même ceux un peu grincheux ou déséquilibrés, qui représentaient une proportion non négligeable. Ils étaient ma famille. Par moments j'étais convaincu que je ne les quitterais jamais, que je ne demanderais jamais à la vie plus qu'elle ne me donnait à présent. Par moments, je me voyais très bien finir mes jours parmi eux, comme l'un d'entre eux, sincèrement l'un d'entre eux, le coeur enfin réconcilié.
Mais à d'autres moments je n'en étais plus si sûr." (Picquier poche - p.69-70)
Une colère légitime, certes, mais de la colère quand même. C'était une sensation presque sexuelle, à la façon dont elle vous envahissait le corps, avec l'adrénaline qui montait en flèche, les émotions exacerbées. On pouvait assez facilement devenir accro à la colère, à cette sensation, et se mettre à créer des situations uniquement pour pouvoir déclencher cette colère et la savourer. Je l'avais souvent fait moi-même, et je n'étais pas le seul.
Mais cette exacerbation des émotions et le fait de s'abandonner à elles n'étaient pas très dignes d'un moine, et à présent je regrettais mon comportement.