Une enquête généalogique échevelée, dans la tendresse et le soupçon, sous le signe d’une femme libre et résolument hors normes. Un tour de force facétieux et curieusement poétique.
Sur le blog Charybde 27 : https://charybde2.wordpress.com/2024/04/11/note-de-lecture-la-chanteuse-aux-trois-maris-nicolas-richard/
Octogénaire « ayant toute sa tête », Jeanne, exposée au risque de l’ennui dans sa maison de retraite, malgré les séries policières dont elle fait ses délices, se laisse convaincre, par sa jeune demi-sœur – qui va aller s’installer en Afrique, si essentielle directement et indirectement dans leurs vies respectives -, de conduire cinq dernières minutes d’enquête. Car dans leur passé que les feuilletonistes de jadis auraient volontiers qualifié de rocambolesque, il y a Emma. Emma, l’artiste de cabaret devenue femme puissante, à la force du poignet et de la voix – et peut-être du décès, dans des circonstances toujours potentiellement suspectes, de ses trois époux successifs : le premier fatalement tombé de dix mètres de haut sur les voies parisiennes de la gare de l’Est, le deuxième et le troisième de manières que je m’en voudrais de vous divulguer à ce stade. Dans une ère du soupçon qui n’a jamais fini de dire son nom, loin de là, dans une époque contemporaine toujours plus friande de complots alambiqués que de rasoirs d’Ockham, il vaudrait peut-être mieux in fine en avoir le cœur net : Jeanne se plonge dans les archives familiales, dans les récits qui furent transmis et dans ses propres souvenirs pour élucider le mystère putatif de la chanteuse aux trois maris.
De la capitale française à l’Afrique coloniale (et un jour peut-être post-coloniale), des arrières de la première guerre mondiale aux paquebots transatlantiques, des mirages uruguayens aux tangos argentins, sous le signe des prestidigitateurs, des banquiers aux industriels, des morphinomanes aux drogués récréatifs, un étonnant roman du premier vingtième siècle prend forme sous la plume méticuleuse de la vieille dame investigatrice.
Paru en janvier 2024, « La chanteuse aux trois maris » partage d’abord en apparence avec le « Cow-boy » de Jean-Michel Espitallier, également publié chez Inculte, la tentative d’élucidation d’une figure familiale nimbée de mystère : une note discrète de l’auteur Nicolas Richard (judicieusement relevée par Teddy Lonjean dans sa belle chronique pour Un dernier livre avant la fin du monde, à lire ici), nous avertit que « le plus étonnant dans ces destinées, c’est qu’elles sont en partie véridiques : elles appartiennent à l’histoire familiale de l’auteur », et diffuse ainsi une discrète émotion tout au long de ce roman échevelé devenu ainsi en une phrase si proche du récit potentiellement intime.
« La Dissipation », précédent roman de Nicolas Richard, était sous-titré roman d’espionnage. Autour de la figure invisible de l’immense écrivain P., il tissait une toile faussement diaphane, mais en réalité extrêmement serrée, des implications le plus souvent non dites de la notion même d’enquête. Par bien des aspects, « La chanteuse aux trois maris » pousse cette investigation plusieurs crans plus loin, tout en choisissant des angles bien distincts et un sublime générateur de brouillard artificiel pour dissimuler le méta-récit qui irrigue ce roman-feuilleton échevelé et magnifique comme un perdant de Leonard Cohen. Les monstrueux traducteurs sont souvent de monstrueux lecteurs : le « Cannibale lecteur » de Claro comme le « Par instants, le sol penche bizarrement » de Nicolas Richard, justement, en témoignent : comme on le ressent à la lecture d’essais aussi intenses que le « Mythes, emblèmes, traces » de Carlo Ginzburg ou le « Énigmes et complots : une enquête à propos d’enquêtes » de Luc Boltanski, l’écriture souveraine est fréquemment indicielle. Thomas Pynchon (qui a peut-être en effet quelque chose à voir – qui sait ? – avec le P. de « La dissipation ») a poussé la démonstration du phénomène à son paroxysme (tout particulièrement dans « V » et dans « L’arc-en-ciel de la gravité », bien sûr).
C’est ici que le choix de Jeanne comme narratrice et diariste de cette enquête généalogique tient justement du coup de génie littéraire – permettant en retour le tour de force de cette narration foisonnante pourtant maîtrisée de bout en bout : son écriture méticuleuse et patiente pour rendre compte des péripéties les plus extraordinaires et des rebondissements les plus improbables joue pleinement son rôle de réhabilitation de la coïncidence face à la tentation permanente du storytelling complotiste (facile à identifier sous ses aspects les plus tonitruants, mais souvent plus subtil qu’il n’y paraît – comme nous le rappelle Wu Ming 1 dans son « Q comme Qomplot », dont on vous parlera prochainement sur ce blog). L’assiette se fracasse bien sous l’effet de la balle tirée par l’assistante tandis que le magicien, pourtant situé sur la trajectoire fatale, ne meurt pas : le récit est illusion qui nous rappelle aux tours et aux détours du réel, et « La chanteuse aux trois maris » en constitue une fabuleuse et poétique démonstration.
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