L'auteur nous propulse en plein coeur des années 20 et croise le destin de deux femmes, Emma, chanteuse de music-hall, qui laisse derrière elle trois époux décédés dans des circonstances suspectes et Marie, qui a confié sa fille Jeanne à ses beaux-parents pour aller exercer la médecine en Amérique du Sud.
Emma et Marie ont en commun un homme, Jean, parti travailler pour une société cotonnière en Afrique.
Jeanne est maintenant âgée, elle a décidé d'y voir clair dans les parcours insolites de celles et ceux qui ont côtoyé sa mère et sa belle-mère la chanteuse et tente d'élucider les circonstances des décès des 3 époux.
Et nous voilà embarqués de Toulouse à Buenos Aires, en passant par le Niger, sur fond d'illusionnisme, de morphine et d'amours contrariées, les pistes et les hasards sont troublants.
Ce roman largement inspiré de l'histoire familiale de l'auteur alterne passé et présent. Bien qu'il se laisse lire, il n'est néanmoins pas exceptionnel. Il m'a manqué un je-ne-sais-quoi pour que je puisse vraiment apprécier cette lecture. Dommage !
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Nicolas Richard entrelace les vies et les morts dans un puzzle romanesque qui nous entraîne de France en Argentine en passant par le Mali, entre 1914 et 1926.
Lire la critique sur le site : LaCroix
Au printemps 1914, dans la petite boutique où tu es employée, Marcel te dit que tu es belle. Je t’imagine comme une poupée au milieu des dentelles, des galons, des rubans et des soies. Tu as l’habitude des flatteries et réponds de bon cœur à ses questions : ton père est plafonneur, ta mère s’occupe de tes frères et sœurs, tu aimes les chevaux, tu as toujours vécu ici.
Le surlendemain, tu es en train de ranger les éventails et les parapluies, et en entrant il te surprend en train d’entonner un petit air à la mode. Il te complimente sur ta voix. Tu voudrais un jour monter à la capitale. Tu aimerais chanter pour les gens, lui dis-tu. Un éclat passe dans ses yeux. Marcel est bel homme, sûr de lui.
Quand, trois semaines plus tard, il revient dans ta petite ville du Nord, tu acceptes d’aller faire un brin de promenade. Vous marchez jusqu’à un pré où patiente un cheval que ton père t’aurait acheté s’il avait eu l’argent. D’ici peu, l’Ardennais sera réquisitionné par les remontes comme cheval d’artillerie. Marcel est amoureux de toi, Emma, et il ne s’en cache pas. Il parle franc, te raconte l’immobilier, les affaires, le Dancing de Ménil, ce petit cabaret qui lui appartient, où se produisent des danseuses, des contorsionnistes, des amuseurs. Il a mille anecdotes.
L’autre soir, par exemple, une spectatrice a crié Remboursez ! Remboursez ! parce qu’elle a bien vu que le magicien italien n’était pas vraiment mort, que son assistante ne lui avait pas vraiment tiré dessus, que la balle ne lui avait pas vraiment traversé le corps.
Marcel te propulse dans le monde du cabaret. Il te parle de l’assistante, justement. Un mystère, cette femme. Selon l’éclairage, elle change de physionomie. Quand elle est sur l’estrade, on jurerait qu’elle est asiatique. Coréenne, siamoise, indochinoise. Dès qu’elle sort de scène, on se rend compte que c’était l’effet du maquillage. Certains soirs, on dirait une jeune femme d’Orient qui s’est maquillée de manière à dissimuler ses traits orientaux, d’autres soirs, elle est indiscutablement mandchoue. Le tour est stupéfiant pour les spectateurs : il y a une forte détonation, on voit la balle partir, on entend le fracas de l’assiette brisée derrière l’illusionniste. À chaque coup, le public adore. Mais cette fois-ci, une spectatrice a fait remarquer que Moon Sunn (l’assistante) souriait alors que Beneditto (le magicien) avait théoriquement reçu en pleine poitrine la balle mystérieuse. Chiqué ! Chiqué ! s’écriait la spectatrice.
Tu imagines la scène comme si tu y étais. Ce monde de spectacle, tu décides qu’il sera bientôt le tien, Emma.
Les hommes, pout te séduire, ne peuvent s’empêcher de te raconter des histoires dans lesquelles ils ont le beau rôle, et Marcel ne fait pas exception. Il t’explique qu’il a dû intervenir, qu’il est monté sur le praticable et s’est adressé à la perturbatrice, la félicitant pour ses dons d’observatrice, mais lui rappelant que, le prix des places étant modique, s’il fallait tuer chaque soir un magicien pour que le tour soit plus crédible, la maison ne rentrerait pas dans ses frais. Marcel est content de son petit effet. Toi, tu es déjà amoureuse de lui.
Ce qu’il se garde bien de te dire ce jour-là c’est que le Dancing de Ménil est aussi l’endroit où se produit sa maîtresse, Mona Gambett’, ensorceleuse, guincheuse, hypnotiseuse, peut-on lire sur les affiches.
Si tu avais su cela avant, Emma, aurais-tu refusé de monter à Paris ? Je ne pense pas. Je crois que tu as aimé presque instantanément Marcel. Je crois aussi que Mona Gambett’ a joué un rôle décisif dans cette aventure.
Tu épouses Marcel en septembre 1914, au tout début de la guerre, à la mairie du 10e arrondissement, 72, rue du Faubourg-Saint-Martin. Tu prends des cours de chant. Tu rencontres du beau monde. Tes habits chics mettent en valeur ta beauté. Grâce à Marcel, tu commences à chanter sur une scène devant un public.
On t’appelle bientôt l’exquise divette des casinos et la fantaisiste étoile du Dancing de Ménil. Très vite, tu seras pour les journalistes l’exquise blonde gainée de noir et la fantaisiste sculpture grecque chantant. Fantaisiste et exquise sont des adjectifs qui reviennent souvent dans la presse pour te présenter. Tu apprends à apprécier Philippe, le frère de Marcel, qui est, à bien des égards, son contraire. Poète drogué et baroudeur sans le sou, il vous rejoint volontiers, le soir, pour boire un verre et emprunter un billet.
Marcel et toi habitez non loin de la place de la Chapelle, à proximité des cabarets, au 24, rue Philippe-de-Girard. Tu as pris le nom de famille de ton mari, mais le patronyme que l’histoire retiendra, c’est ton nom d’artiste, Lucie de Maille. Tu fais tes premières apparitions sur les programmes de divertissement, parmi les prestidigitateurs, les acrobates, les raconteurs de genre et les gommeuses.
Le pont La Fayette, à hauteur de la gare de l’Est, mesure soixante-dix-neuf mètres de long. Le corps fait une chute de dix mètres et s’écrase sur les rails quelques instants avant le passage d’un train de marchandises. Marcel meurt en décembre 1914, quatre mois après votre mariage.
Aux funérailles, son frère Philippe te confie :
– Le plus sympa des salopards vient de calancher.
Ton regard reste rivé au sol. Philippe ajoute :
– Mon frangin possédait une sorte de génie, mais il avait une case en moins. Il va me manquer, le saligaud. Le mec que je préférais au monde. Maintenant qu’il est plus là, ça va être dur.
Après un silence, il précise :
– Financièrement, surtout.
Des dizaines d’artistes et clients du Dancing de Ménil assistent à la cérémonie d’adieu. Philippe, paupières lourdes (autant sous l’effet du chagrin que de la morphine), lit un poème de sa composition. (…)
Tu hérites de la fortune de ton mari, Emma. En signe de deuil, tu restes à l’écart de la scène pendant douze mois. Un an après le décès de Marcel, tu te produis à Alger, au Foyer du soldat et du marin. L’affiche annonce : « Soirée unique. Lucie de Maille. Diseuse extraordinaire »
Jean franchit le portail de la cour, prend sa mère dans ses bras puis serre la main de son père. Moi, je suis sur mes gardes, je me méfie de ce monsieur avec une vraie voix et une odeur curieuse. La bise, c’est uniquement parce que Mamie insiste. (Ne restez pas en chiens de faïence.) Je les regarde tous les trois, étonnée par le mélange de distance et de proximité entre eux. Est-ce que je comprends, à l’âge de deux ans, que l’équilibre familial que j’ai connu jusqu’alors va se rompre ? La version racontée par Mamie : Marie s’embarque dans quelques jours pour Montevideo, en m’abandonnant ; mon papa, le héros envoyé au front, l’étudiant exemplaire, le patriote, lui, en revanche, pense à moi à chaque seconde. Ce que je vois, lors de cette perm’ (même Mamie dit perm’ au lieu de permission) de Jean en 1918, c’est un géant, une espèce de grand frère rugueux et à vif, surgi d’un monde qui n’est pas le mien.
Dès ces premiers instants, Jean sent qu’en si peu de temps il n’arrivera pas à m’apprivoiser. Je ressemble tellement à Marie, répète-t-il. Pendant ses quelques jours loin du front, il m’entend rire avec Mamie, dans la cuisine ou dans le jardin. Mais lorsqu’il s’approche, je me fige. Il me fait un peu peur, ou alors il m’indiffère, selon les moments. Il est revenu de la guerre mais sa présence est fuyante, et non pas rassurante comme celle de Mamie. Celle que je connais vraiment, celle qui sait me réveiller le matin, me préparer mes tartines, m’emmener jardiner (confection de rigoles et de châteaux de terre entre les laitues) et me serrer dans ses bras quand j’ai du chagrin, c’est Mamie. Si jeune, ai-je déjà compris qu’en réalité, malgré ce qu’ils disent l’un et l’autre, mes parents seront toujours absents ?
Au bout de presque trois ans à la guerre, mon père est dérouté par l’aisance des civils en général. Il est choqué par la légèreté de leurs manières, les plaisanteries, le ton badin des conversations, comme si ce qui se passait au front ne concernait que les troufions et n’avait pas de substance véritable. Il ne sait plus comment s’adresser aux sans-uniformes, il voit bien qu’il est maladroit, il ne sait pas comment se comporter avec moi. Être un père, comme faire la guerre, comme la médecine, ça doit s’apprendre, se dit-il. Ces considérations, je les entendrai plus tard dans la bouche de Mamie, une fois mon père reparti, quand mes grands-parents discuteront entre eux. Pour savoir ce qui s’est passé en 1918, lors du bref retour de mon père, je suis obligée de repasser par les mots de ma grand-mère. Il faudra que j’attende 1926 pour trouver mes propres mots et pouvoir dire ce que je ressens. Pour moi, ce monsieur est plutôt comme un meuble ou un animal de compagnie dont je me lasse vite. Mon père se rend compte que lui aussi s’est fabriqué un portrait approximatif de sa fille, un montage photographique qui s’est développé tout seul à la place de cet être tout en chair, en rires fragiles et en paniques soudaines (toute môme déjà je passe par ces phases d’angoisse aiguë qui m’accompagneront toute ma vie). Qu’est-ce qu’elle ressemble à Marie, bon sang est la phrase qu’il a le plus répétée pendant ses dix jours de perm’.
L’adresse de Marie, à Montevideo, est posée sur le manteau de la cheminée, lisible, les lettres bien détachées. Mon père n’a pas besoin de croiser le regard de sa mère pour savoir que Mamie fait de formidables efforts pour ne pas maudire à voix haute celle qui abandonne la petite comme un chien. Et la petite, bien entendu, c’est moi.
Mon siècle est le XXe, pas le XXIe. Je suis une vieille dame à qui personne ne rend jamais visite. Heureusement qu’il y a la télé, les feuilletons policiers surtout. Quand j’en ai marre de regarder la télé, j’ouvre ce carnet.
Je ne vais pas m’étendre sur ma santé, mon absence de perspective, le sentiment de vide. Si j’ai réussi jadis à éviter les études de médecine, comme mon père, malgré la pression de mes grands-parents, ce n’est pas pour me mettre aujourd’hui à rédiger au quotidien mon bulletin de santé. Disons que je ne vais pas trop mal pour mon âge. De toute façon, j’ai fait mon temps. Nous sommes en l’an 2000, je suis née en 1916 et j’ai encore toute ma tête, comme disent gentiment les infirmières et le personnel de service.
Ma sœur déménage, elle s’installe sur un autre continent. Le grand carnet à couverture verte et la valise bleu électrique remplie de paperasse, c’est son idée. Elle ne m’a pas dit : Si tu ne veux pas de cette valise, je la jette. Elle ne m’a pas demandé l’autorisation de l’entreposer dans ma petite chambre. Non, Adji a décrété : Tu prends la valise et je t’offre ce carnet grand format, j’ai une mission à te confier. Je comprends bien son raisonnement, et surtout la part de culpabilité qui justifie ces deux cadeaux empoisonnés. Elle ne viendra plus me rendre visite, elle s’installe pour de bon en Afrique et nous ne nous reverrons sans doute plus. Elle aussi m’abandonne.