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EAN : 9782360842131
Inculte éditions (03/01/2024)
3.46/5   12 notes
Résumé :
Les destins croisés et les amours contrariées de deux femmes atypiques dans les années 1920, l'une médecin, l'autre chanteuse de cabaret, dont les existences mouvementées et parsemées d'étranges décès emmènent le lecteur de Paris à Alger, de Toulouse à Dakar. Au programme : prestidigitation, morphinomanie, sorcellerie africaine et dancing !
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Critiques, Analyses et Avis (3) Ajouter une critique
Une enquête généalogique échevelée, dans la tendresse et le soupçon, sous le signe d'une femme libre et résolument hors normes. Un tour de force facétieux et curieusement poétique.

Sur le blog Charybde 27 : https://charybde2.wordpress.com/2024/04/11/note-de-lecture-la-chanteuse-aux-trois-maris-nicolas-richard/

Octogénaire « ayant toute sa tête », Jeanne, exposée au risque de l'ennui dans sa maison de retraite, malgré les séries policières dont elle fait ses délices, se laisse convaincre, par sa jeune demi-soeur – qui va aller s'installer en Afrique, si essentielle directement et indirectement dans leurs vies respectives -, de conduire cinq dernières minutes d'enquête. Car dans leur passé que les feuilletonistes de jadis auraient volontiers qualifié de rocambolesque, il y a Emma. Emma, l'artiste de cabaret devenue femme puissante, à la force du poignet et de la voix – et peut-être du décès, dans des circonstances toujours potentiellement suspectes, de ses trois époux successifs : le premier fatalement tombé de dix mètres de haut sur les voies parisiennes de la gare de l'Est, le deuxième et le troisième de manières que je m'en voudrais de vous divulguer à ce stade. Dans une ère du soupçon qui n'a jamais fini de dire son nom, loin de là, dans une époque contemporaine toujours plus friande de complots alambiqués que de rasoirs d'Ockham, il vaudrait peut-être mieux in fine en avoir le coeur net : Jeanne se plonge dans les archives familiales, dans les récits qui furent transmis et dans ses propres souvenirs pour élucider le mystère putatif de la chanteuse aux trois maris.

De la capitale française à l'Afrique coloniale (et un jour peut-être post-coloniale), des arrières de la première guerre mondiale aux paquebots transatlantiques, des mirages uruguayens aux tangos argentins, sous le signe des prestidigitateurs, des banquiers aux industriels, des morphinomanes aux drogués récréatifs, un étonnant roman du premier vingtième siècle prend forme sous la plume méticuleuse de la vieille dame investigatrice.

Paru en janvier 2024, « La chanteuse aux trois maris » partage d'abord en apparence avec le « Cow-boy » de Jean-Michel Espitallier, également publié chez Inculte, la tentative d'élucidation d'une figure familiale nimbée de mystère : une note discrète de l'auteur Nicolas Richard (judicieusement relevée par Teddy Lonjean dans sa belle chronique pour Un dernier livre avant la fin du monde, à lire ici), nous avertit que « le plus étonnant dans ces destinées, c'est qu'elles sont en partie véridiques : elles appartiennent à l'histoire familiale de l'auteur », et diffuse ainsi une discrète émotion tout au long de ce roman échevelé devenu ainsi en une phrase si proche du récit potentiellement intime.

« La Dissipation », précédent roman de Nicolas Richard, était sous-titré roman d'espionnage. Autour de la figure invisible de l'immense écrivain P., il tissait une toile faussement diaphane, mais en réalité extrêmement serrée, des implications le plus souvent non dites de la notion même d'enquête. Par bien des aspects, « La chanteuse aux trois maris » pousse cette investigation plusieurs crans plus loin, tout en choisissant des angles bien distincts et un sublime générateur de brouillard artificiel pour dissimuler le méta-récit qui irrigue ce roman-feuilleton échevelé et magnifique comme un perdant de Leonard Cohen. Les monstrueux traducteurs sont souvent de monstrueux lecteurs : le « Cannibale lecteur » de Claro comme le « Par instants, le sol penche bizarrement » de Nicolas Richard, justement, en témoignent : comme on le ressent à la lecture d'essais aussi intenses que le « Mythes, emblèmes, traces » de Carlo Ginzburg ou le « Énigmes et complots : une enquête à propos d'enquêtes » de Luc Boltanski, l'écriture souveraine est fréquemment indicielle. Thomas Pynchon (qui a peut-être en effet quelque chose à voir – qui sait ? – avec le P. de « La dissipation ») a poussé la démonstration du phénomène à son paroxysme (tout particulièrement dans « V » et dans « L'arc-en-ciel de la gravité », bien sûr).

C'est ici que le choix de Jeanne comme narratrice et diariste de cette enquête généalogique tient justement du coup de génie littéraire – permettant en retour le tour de force de cette narration foisonnante pourtant maîtrisée de bout en bout : son écriture méticuleuse et patiente pour rendre compte des péripéties les plus extraordinaires et des rebondissements les plus improbables joue pleinement son rôle de réhabilitation de la coïncidence face à la tentation permanente du storytelling complotiste (facile à identifier sous ses aspects les plus tonitruants, mais souvent plus subtil qu'il n'y paraît – comme nous le rappelle Wu Ming 1 dans son « Q comme Qomplot », dont on vous parlera prochainement sur ce blog). L'assiette se fracasse bien sous l'effet de la balle tirée par l'assistante tandis que le magicien, pourtant situé sur la trajectoire fatale, ne meurt pas : le récit est illusion qui nous rappelle aux tours et aux détours du réel, et « La chanteuse aux trois maris » en constitue une fabuleuse et poétique démonstration.
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L'auteur nous propulse en plein coeur des années 20 et croise le destin de deux femmes, Emma, chanteuse de music-hall, qui laisse derrière elle trois époux décédés dans des circonstances suspectes et Marie, qui a confié sa fille Jeanne à ses beaux-parents pour aller exercer la médecine en Amérique du Sud.
Emma et Marie ont en commun un homme, Jean, parti travailler pour une société cotonnière en Afrique.
Jeanne est maintenant âgée, elle a décidé d'y voir clair dans les parcours insolites de celles et ceux qui ont côtoyé sa mère et sa belle-mère la chanteuse et tente d'élucider les circonstances des décès des 3 époux.

Et nous voilà embarqués de Toulouse à Buenos Aires, en passant par le Niger, sur fond d'illusionnisme, de morphine et d'amours contrariées, les pistes et les hasards sont troublants.

Ce roman largement inspiré de l'histoire familiale de l'auteur alterne passé et présent. Bien qu'il se laisse lire, il n'est néanmoins pas exceptionnel. Il m'a manqué un je-ne-sais-quoi pour que je puisse vraiment apprécier cette lecture. Dommage !
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« La chanteuse aux trois maris », c'est Emma ou Lucie de Maille, son nom de scène. Celle qui va connaitre des amours rapides aux morts suspicieuses. C'est son histoire, ou plutôt une enquête familiale dans laquelle on plonge dès les premières pages. Une enquête narrée par Jeanne, en 2000, alors âgée de 84 ans, amatrice de Colombo et de séries policières.

« Puisque tu es tout le temps à regarder tes séries policières, m'a dit ma soeur, rouvre donc le dossier ! »

Le dossier tient dans une valise bleue. Jeanne mène l'enquête dans ses souvenirs et raconte l'histoire de la chanteuse glamour qu'elle admire. D'abord, il y a Marcel, le propriétaire d'un cabaret qui va propulser la jeune fille sur scène comme diseuse extraordinaire. L'homme est charmant, les amoureux se marient en 1914 avant qu'il chute du pont La Fayette non loin de la gare de l'Est. Premier mariage, premier mort. La belle Emma hérite de la richesse et continue ses spectacles à Alger où elle rencontre le Calvar, un industriel puissant, auteur du brevet du réducteur de vitesse de la vis sans fin. Nouveau mariage, c'est le deuxième pour les amants, et nouvelle mort. le Calvar est tué de plusieurs coups de couteau. le troisième homme se nomme Jean Lacroix, il est docteur, immobilisé au début de la guerre, et c'est surtout le père de la narratrice, Jeanne. Une première rencontre aux Noctambules, cabaret à Toulouse, mais c'est au Niger qu'Emma et Jean vont se retrouver, se marier. Peu de temps après, Jean est englouti, happé dans le Lac Horo. On parle de la vengeance d'un sorcier. Mais c'est surtout le troisième mort pour autant de mariage.

De 1914 à 1926, les intrigues se multiplient dans des allures de théâtre populaire avec des acteurs et actrices haut en couleur. Les personnages se croisent et se décroisent dans des périples de Toulouse à Montevideo en passant par Dakar. Jeanne mène l'enquête familiale à l'aube de sa vie, se remémorant l'absence de ses parents qui « ont opté pour la fuite plutôt que de se donner la peine d'élever leur enfant. » Pendant que le père médecin en couple avec Sira, travaille au sein d'une compagnie de culture cotonnière tout en étant complice des sévices sur les employés, la mère installe son cabinet de psychiatrie à Buenos Aires.

Les voyages spatio-temporels s'enchainent, on est sous l'emprise de l'intrigue comme le meilleur ami de Jean accro à la drogue. Il est question d'un tour de magie d'un illusionniste Italien qui tourne mal, de vengeance et de jalousie, d'un frère attachant à la réplique magnifique quand on lui demande ce qu'il fait dans la vie. « Je lis des bouquins, je sniffe, je fume, je foire des projets glorieux. ». Jusqu'au bout les rebondissements tiennent en haleine dans ce roman ficelé de main de maitre. Jubilatoire et addictif, avec une écriture jouissive, ce roman nous emmène dans les légendes familiales de l'auteur. Car Jeanne est la grand-mère de Nicolas Richard, elle qui voue une admiration sans faille à Emma tout en s'interrogeant sur sa probable culpabilité, elle qui est élevée par ses grands-parents, elle qui rencontre sa demi-soeur en Afrique, elle qui nous conte l'histoire de « La chanteuse aux trois maris » avec brio et empathie.

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critiques presse (1)
LaCroix
22 mars 2024
Nicolas Richard entrelace les vies et les morts dans un puzzle romanesque qui nous entraîne de France en Argentine en passant par le Mali, entre 1914 et 1926.
Lire la critique sur le site : LaCroix
Citations et extraits (3) Ajouter une citation
Au printemps 1914, dans la petite boutique où tu es employée, Marcel te dit que tu es belle. Je t’imagine comme une poupée au milieu des dentelles, des galons, des rubans et des soies. Tu as l’habitude des flatteries et réponds de bon cœur à ses questions : ton père est plafonneur, ta mère s’occupe de tes frères et sœurs, tu aimes les chevaux, tu as toujours vécu ici.
Le surlendemain, tu es en train de ranger les éventails et les parapluies, et en entrant il te surprend en train d’entonner un petit air à la mode. Il te complimente sur ta voix. Tu voudrais un jour monter à la capitale. Tu aimerais chanter pour les gens, lui dis-tu. Un éclat passe dans ses yeux. Marcel est bel homme, sûr de lui.
Quand, trois semaines plus tard, il revient dans ta petite ville du Nord, tu acceptes d’aller faire un brin de promenade. Vous marchez jusqu’à un pré où patiente un cheval que ton père t’aurait acheté s’il avait eu l’argent. D’ici peu, l’Ardennais sera réquisitionné par les remontes comme cheval d’artillerie. Marcel est amoureux de toi, Emma, et il ne s’en cache pas. Il parle franc, te raconte l’immobilier, les affaires, le Dancing de Ménil, ce petit cabaret qui lui appartient, où se produisent des danseuses, des contorsionnistes, des amuseurs. Il a mille anecdotes.
L’autre soir, par exemple, une spectatrice a crié Remboursez ! Remboursez ! parce qu’elle a bien vu que le magicien italien n’était pas vraiment mort, que son assistante ne lui avait pas vraiment tiré dessus, que la balle ne lui avait pas vraiment traversé le corps.
Marcel te propulse dans le monde du cabaret. Il te parle de l’assistante, justement. Un mystère, cette femme. Selon l’éclairage, elle change de physionomie. Quand elle est sur l’estrade, on jurerait qu’elle est asiatique. Coréenne, siamoise, indochinoise. Dès qu’elle sort de scène, on se rend compte que c’était l’effet du maquillage. Certains soirs, on dirait une jeune femme d’Orient qui s’est maquillée de manière à dissimuler ses traits orientaux, d’autres soirs, elle est indiscutablement mandchoue. Le tour est stupéfiant pour les spectateurs : il y a une forte détonation, on voit la balle partir, on entend le fracas de l’assiette brisée derrière l’illusionniste. À chaque coup, le public adore. Mais cette fois-ci, une spectatrice a fait remarquer que Moon Sunn (l’assistante) souriait alors que Beneditto (le magicien) avait théoriquement reçu en pleine poitrine la balle mystérieuse. Chiqué ! Chiqué ! s’écriait la spectatrice.
Tu imagines la scène comme si tu y étais. Ce monde de spectacle, tu décides qu’il sera bientôt le tien, Emma.

Les hommes, pout te séduire, ne peuvent s’empêcher de te raconter des histoires dans lesquelles ils ont le beau rôle, et Marcel ne fait pas exception. Il t’explique qu’il a dû intervenir, qu’il est monté sur le praticable et s’est adressé à la perturbatrice, la félicitant pour ses dons d’observatrice, mais lui rappelant que, le prix des places étant modique, s’il fallait tuer chaque soir un magicien pour que le tour soit plus crédible, la maison ne rentrerait pas dans ses frais. Marcel est content de son petit effet. Toi, tu es déjà amoureuse de lui.
Ce qu’il se garde bien de te dire ce jour-là c’est que le Dancing de Ménil est aussi l’endroit où se produit sa maîtresse, Mona Gambett’, ensorceleuse, guincheuse, hypnotiseuse, peut-on lire sur les affiches.
Si tu avais su cela avant, Emma, aurais-tu refusé de monter à Paris ? Je ne pense pas. Je crois que tu as aimé presque instantanément Marcel. Je crois aussi que Mona Gambett’ a joué un rôle décisif dans cette aventure.

Tu épouses Marcel en septembre 1914, au tout début de la guerre, à la mairie du 10e arrondissement, 72, rue du Faubourg-Saint-Martin. Tu prends des cours de chant. Tu rencontres du beau monde. Tes habits chics mettent en valeur ta beauté. Grâce à Marcel, tu commences à chanter sur une scène devant un public.
On t’appelle bientôt l’exquise divette des casinos et la fantaisiste étoile du Dancing de Ménil. Très vite, tu seras pour les journalistes l’exquise blonde gainée de noir et la fantaisiste sculpture grecque chantant. Fantaisiste et exquise sont des adjectifs qui reviennent souvent dans la presse pour te présenter. Tu apprends à apprécier Philippe, le frère de Marcel, qui est, à bien des égards, son contraire. Poète drogué et baroudeur sans le sou, il vous rejoint volontiers, le soir, pour boire un verre et emprunter un billet.
Marcel et toi habitez non loin de la place de la Chapelle, à proximité des cabarets, au 24, rue Philippe-de-Girard. Tu as pris le nom de famille de ton mari, mais le patronyme que l’histoire retiendra, c’est ton nom d’artiste, Lucie de Maille. Tu fais tes premières apparitions sur les programmes de divertissement, parmi les prestidigitateurs, les acrobates, les raconteurs de genre et les gommeuses.

Le pont La Fayette, à hauteur de la gare de l’Est, mesure soixante-dix-neuf mètres de long. Le corps fait une chute de dix mètres et s’écrase sur les rails quelques instants avant le passage d’un train de marchandises. Marcel meurt en décembre 1914, quatre mois après votre mariage.
Aux funérailles, son frère Philippe te confie :
– Le plus sympa des salopards vient de calancher.
Ton regard reste rivé au sol. Philippe ajoute :
– Mon frangin possédait une sorte de génie, mais il avait une case en moins. Il va me manquer, le saligaud. Le mec que je préférais au monde. Maintenant qu’il est plus là, ça va être dur.
Après un silence, il précise :
– Financièrement, surtout.
Des dizaines d’artistes et clients du Dancing de Ménil assistent à la cérémonie d’adieu. Philippe, paupières lourdes (autant sous l’effet du chagrin que de la morphine), lit un poème de sa composition. (…)
Tu hérites de la fortune de ton mari, Emma. En signe de deuil, tu restes à l’écart de la scène pendant douze mois. Un an après le décès de Marcel, tu te produis à Alger, au Foyer du soldat et du marin. L’affiche annonce : « Soirée unique. Lucie de Maille. Diseuse extraordinaire »
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Jean franchit le portail de la cour, prend sa mère dans ses bras puis serre la main de son père. Moi, je suis sur mes gardes, je me méfie de ce monsieur avec une vraie voix et une odeur curieuse. La bise, c’est uniquement parce que Mamie insiste. (Ne restez pas en chiens de faïence.) Je les regarde tous les trois, étonnée par le mélange de distance et de proximité entre eux. Est-ce que je comprends, à l’âge de deux ans, que l’équilibre familial que j’ai connu jusqu’alors va se rompre ? La version racontée par Mamie : Marie s’embarque dans quelques jours pour Montevideo, en m’abandonnant ; mon papa, le héros envoyé au front, l’étudiant exemplaire, le patriote, lui, en revanche, pense à moi à chaque seconde. Ce que je vois, lors de cette perm’ (même Mamie dit perm’ au lieu de permission) de Jean en 1918, c’est un géant, une espèce de grand frère rugueux et à vif, surgi d’un monde qui n’est pas le mien.
Dès ces premiers instants, Jean sent qu’en si peu de temps il n’arrivera pas à m’apprivoiser. Je ressemble tellement à Marie, répète-t-il. Pendant ses quelques jours loin du front, il m’entend rire avec Mamie, dans la cuisine ou dans le jardin. Mais lorsqu’il s’approche, je me fige. Il me fait un peu peur, ou alors il m’indiffère, selon les moments. Il est revenu de la guerre mais sa présence est fuyante, et non pas rassurante comme celle de Mamie. Celle que je connais vraiment, celle qui sait me réveiller le matin, me préparer mes tartines, m’emmener jardiner (confection de rigoles et de châteaux de terre entre les laitues) et me serrer dans ses bras quand j’ai du chagrin, c’est Mamie. Si jeune, ai-je déjà compris qu’en réalité, malgré ce qu’ils disent l’un et l’autre, mes parents seront toujours absents ?
Au bout de presque trois ans à la guerre, mon père est dérouté par l’aisance des civils en général. Il est choqué par la légèreté de leurs manières, les plaisanteries, le ton badin des conversations, comme si ce qui se passait au front ne concernait que les troufions et n’avait pas de substance véritable. Il ne sait plus comment s’adresser aux sans-uniformes, il voit bien qu’il est maladroit, il ne sait pas comment se comporter avec moi. Être un père, comme faire la guerre, comme la médecine, ça doit s’apprendre, se dit-il. Ces considérations, je les entendrai plus tard dans la bouche de Mamie, une fois mon père reparti, quand mes grands-parents discuteront entre eux. Pour savoir ce qui s’est passé en 1918, lors du bref retour de mon père, je suis obligée de repasser par les mots de ma grand-mère. Il faudra que j’attende 1926 pour trouver mes propres mots et pouvoir dire ce que je ressens. Pour moi, ce monsieur est plutôt comme un meuble ou un animal de compagnie dont je me lasse vite. Mon père se rend compte que lui aussi s’est fabriqué un portrait approximatif de sa fille, un montage photographique qui s’est développé tout seul à la place de cet être tout en chair, en rires fragiles et en paniques soudaines (toute môme déjà je passe par ces phases d’angoisse aiguë qui m’accompagneront toute ma vie). Qu’est-ce qu’elle ressemble à Marie, bon sang est la phrase qu’il a le plus répétée pendant ses dix jours de perm’.
L’adresse de Marie, à Montevideo, est posée sur le manteau de la cheminée, lisible, les lettres bien détachées. Mon père n’a pas besoin de croiser le regard de sa mère pour savoir que Mamie fait de formidables efforts pour ne pas maudire à voix haute celle qui abandonne la petite comme un chien. Et la petite, bien entendu, c’est moi.
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Mon siècle est le XXe, pas le XXIe. Je suis une vieille dame à qui personne ne rend jamais visite. Heureusement qu’il y a la télé, les feuilletons policiers surtout. Quand j’en ai marre de regarder la télé, j’ouvre ce carnet.
Je ne vais pas m’étendre sur ma santé, mon absence de perspective, le sentiment de vide. Si j’ai réussi jadis à éviter les études de médecine, comme mon père, malgré la pression de mes grands-parents, ce n’est pas pour me mettre aujourd’hui à rédiger au quotidien mon bulletin de santé. Disons que je ne vais pas trop mal pour mon âge. De toute façon, j’ai fait mon temps. Nous sommes en l’an 2000, je suis née en 1916 et j’ai encore toute ma tête, comme disent gentiment les infirmières et le personnel de service.
Ma sœur déménage, elle s’installe sur un autre continent. Le grand carnet à couverture verte et la valise bleu électrique remplie de paperasse, c’est son idée. Elle ne m’a pas dit : Si tu ne veux pas de cette valise, je la jette. Elle ne m’a pas demandé l’autorisation de l’entreposer dans ma petite chambre. Non, Adji a décrété : Tu prends la valise et je t’offre ce carnet grand format, j’ai une mission à te confier. Je comprends bien son raisonnement, et surtout la part de culpabilité qui justifie ces deux cadeaux empoisonnés. Elle ne viendra plus me rendre visite, elle s’installe pour de bon en Afrique et nous ne nous reverrons sans doute plus. Elle aussi m’abandonne.
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