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La valise de Mademoiselle Lucie de Nine Moati
Ainsi, je suis dans ma mort. Dans ma propre mort. Elle est blanche, glaciale, solitaire et infinie. Je ne la voyais pas ainsi. Sa blancheur surtout est saisissante, plus terrifiante que le noir. Le blanc est la couleur de la mort. Son silence aussi. Onirique. Ce cauchemar est immatériel, fantasmagorique, intemporel. Je ne suis pas émue, sans doute parce que, ici, il n'y a rien d'humain. Birkenau est au-delà de la vie, au-delà de l'imaginable. Birkenau, c'est cent soixante-quinze hectares d'abstraction. La marche reprend. Je ne distingue plus les visages de ceux de notre groupe ; ils ne se ressemblent plus, ils sont peut-être déjà morts. Claudie et moi nous soutenons mutuellement, nous sommes encore vivantes ; il fait froid, il neige. J'ai honte de ma cagoule achetée la veille du départ au marché de Noël ; honte de mon anorak, de mes couches de laine polaire et de Damart, honte de mes bottes fourrées, des mes chaussettes bien chaudes, j'ai honte d'exister, j'ai honte d'être en vie alors que ces millions d'hommes, de femmes, d'enfants devaient courir nus sur cette glace, sur cette route couverte de givre. Comment raconter l'indicible ? Je croyais avoir tout lu, tout vu, tout entendu sur la Shoah. Je me souviendrai toujours du choc en voyant au Champo, à mon arrivée à Paris, Nuit et brouillard d'Alain Resnais. Tout était là, comme chez Primo Levi. Mais je ne savais rien encore, et je ne sais toujours pas comment dire cette ignoble odeur de merde qui vous submerge plus de soixante-cinq ans après. Ce dont j'ai maintenant la certitude, c'est que Birkenau gardera cette odeur honteuse pour l'éternité, jusqu'à la fin des temps, jusqu'à la fin du monde. + Lire la suite |