Pour moi, la baise, la bonne, ce n'était que l'engouffrement dans l'instant. C'était uniquement ça que j'aimais dans l'amour: cette intensité du présent. Je pensais au cliché de l'épouse blasée qui réussit à dresser sa liste de courses quand son mari la besogne. Ce n'était pas mon cas, tant mieux. Mon trop-plein de pensées agitées était apaisé par la sensualité d'une main sur mon corps. Alors ma peau chantait et ma tête se taisait. Une caresse m'offrait de la densité.
Dans le pré, il y avait plus de bouses séchées que d’herbe à brouter : une métaphore de la vie.
Les larmes coulaient sur mon visage comme la garniture grasse et sucrée d'un gâteau d'anniversaire polonais, des larmes écoeurantes que je léchais avec une gourmandise honteuse. Une fois de plus, le chagrin accourait les bras ouverts en gueulant mon prénom.
Matthieu était l’ami et l’associé de Pascal. Un mec normal, avec une femme normale, trois gosses normaux. Je le détestais juste un peu. Il me déprimait plus qu’il ne m’excédait. J’avais récemment promis à Pascal d’être plus courtoise avec lui. Il était temps de tenir parole : lui raccrocher au nez était la meilleure solution pour éviter poliment ses questions. Ensuite, même s’il téléphonait à tous les hôpitaux de notre ville, ce qui était tout à fait son genre, il ne nous trouverait pas.
J’ai imaginé le choc subi par les femmes qui découvrent leur mari en train de culbuter la voisine sur le divan de leur salon. Du genre paf, prends ça dans ta poire et fais pas semblant de pas avoir pigé ! Ici aussi, les choses étaient claires. Elle était là, assise à droite du lit, ses doigts enserrant la main inconsciente de Pascal. Les yeux baissés vers lui, elle murmurait des paroles à voix basse. Aucun doute : tant de tendresse, tant de douceur, c’était de l’amour !
Aude a relevé la tête et a sursauté en m’apercevant, comme si, vraiment, elle était étonnée de ma présence et que je venais une fois encore lui gâcher la vie. Allais-je m’éclipser en m’excusant d’avoir dérangé ? J’en aurais été capable tant j’étais ahurie. Le mot « paumé » ne voulait plus rien dire. J’étais bien au-delà. Mamââân !!! Que foutait la méchante sœur de mon amant mort dans la chambre de mon compagnon inconscient ? Elle m’a toisée sans lâcher la main de Pascal. J’ai vérifié autour de moi s’il n’y avait pas un petit scalpel qui traînait, histoire de la suicider. Mais non. Je ne comprenais pas. Ces deux-là avaient une histoire ? Et moi, je ne m’étais doutée de rien.
J'ai aperçu un jeune labrador noir qui longeait la route avec le petit trot pressé et inquiet typique des chiens perdus. Je connaissais cette anxiété grandissante, cette énergie courageuse et cette manière de regarder passer la voiture comme si nous allions le sauver. J'ai pensé très fort : arrête-toi. Mais Pascal a embrayé la cinquième et a allumé France Culture. J'ai éteint. Fallait pas déconner.
Comme beaucoup d’alcooliques mondains, ma mère suivait des cours d’œnologie, un vernis d’érudition sur son vice. Il faut reconnaître qu’à force d’entraînement, elle tenait bien la boisson. Elle se limitait au vin, n’était pas du genre à se retrouver avec quatre punks dans une voiture aussi défoncée qu’elle. Le problème, c’est qu’elle avait l’alcool cruel. Papa en savait quelque chose.
Mon désespoir s’était tranquillement assis sur mes genoux, il ronronnait, il était beaucoup trop lourd pour que je puisse me lever. Bien sûr, il aurait fallu relativiser, il n’y avait pas mort d’homme (pour une fois). Mais je ne voulais pas relativiser, je ne voulais pas dresser de constat, voir des gens, m’excuser, paraître aimable, leur parler.
J'ai pensé au cochon mort, à sa trouille à l'abattoir, à l'inéluctable dans sa vie à lui. Quelques nouvelles larmes ont mouillé mes cils. Mon coeur était végétarien, mais ma bouche inconséquente.
Depuis que j'avais éclaté la tête de Pascal, j'étais nettement moins triste pour François. J'associais ce phénomène à un nouveau concept cérébral: un cerveau ne peut pas penser simultanément à plusieurs peines avec l'intensité maximale, c'était neurologique. J'allais tenir des conférences sur le sujet et lancer un livre de développement personnel, "Multipliez vos peines pour les diviser" ou bien "Plus de chagrin pour moins de chagrin". J'hésitais entre les deux titres sans parvenir à déterminer lequel serait le plus porteur.