Citations de Odile Baltar (73)
J’avais des pensées cochonnes tout à fait grotesques et un peu envie de pouffer comme un ado qui feuillette son premier Playboy avec un pote.
Je m’imaginais nue dans ses bras. J’étais une truie assassine qui avait envie de pleurer et d’être caressée. Chouette, j’étais encore à côté de la plaque et capable de me blâmer. Ne lisait-on pas dans tous les magazines que c’était normal de se poser des questions à chaque rencontre ? « Serait-ce possible alors ? », comme chantait la femme de l’autre.
J’ai serré la patte tendue du sauveur ne sachant sauver. Il m’a infligé une poignée de main ultra forte et douloureuse comme tous ces cons qui ont besoin de démontrer leur puissance intérieure ou je ne sais quoi. Soulagée de ne plus le voir, je me suis dirigée vers la salle d’attente des soins intensifs. Je préférais encore la mauvaise odeur du vieux fiston avec sa maman cardiaque.
Pour moi, la baise, la bonne, ce n’était que l’engouffrement dans l’instant. C’était uniquement ça que j’aimais dans l’amour : cette intensité du présent. Je pensais au cliché de l’épouse blasée qui réussit à dresser sa liste de courses quand son mari la besogne. Ce n’était pas mon cas, tant mieux.
Le mot « infatué » a résonné dans ma tête. Il a pris de mes nouvelles avec une politesse exquise et une indifférence absolue. Comment vous sentez-vous après ce malencontreux accrochage ? J’ai menti, comme attendu, lui ai indiqué que je me sentais très bien en lui réitérant mes excuses.
J’avais des émotions ridicules : j’étais jalouse de l’attention qu’une infirmière accordait à un vieux bonhomme alors que j’avais peut-être tué Pascal. Désormais, ma propre honte m’indifférait.
J’ai illico repris mon rôle d’amoureuse courageuse et digne, comme une actrice aguerrie. J’attendrais la médecin-cheffe sans faire d’esclandre, bien droite sur la banquette trop dure, docile et résignée, un sourire triste et inquiet sur la gueule.
On se disputait immanquablement. Et voilà que l’unique souvenir du chemin de l’hôpital jusqu’à l’Hôtel de la Gare était ce M jaune flottant en l’air. J’aurais pourtant pu remarquer les trois nids d’hirondelles au-dessus de l’auvent vert de la petite épicerie arabe, ou le trottoir fraîchement réparé et couvert de ce sable jaune qui s’infiltrait à présent dans mes espadrilles jusque sous les sparadraps, ou la fontaine moderne avec les enfants qui jouaient à se mouiller en hurlant, ou la porte d’entrée fracturée du cabinet dentaire… J’aurais pu voir tout ça. Seul le panneau criard avait capté mon attention.
Enfin, elle avait ajouté : mais que vont dire les gens ? Cette dernière phrase, elle l’avait répétée plusieurs fois. Depuis ce jour, je bois du café après chaque repas, sans sucre. Je n’aime toujours pas ce goût amer, mais j’en ai besoin.
C’était horrible et excitant de vivre un tel enchaînement d’événements sans communiquer.
Elle se sentirait forte et éprouverait des remords pour sa cruauté ridicule et me bercerait dans ses bras. J’en profiterais pour me frotter contre ses gros seins arrogants qui m’ont toujours fascinée et elle me mordillerait l’oreille en me disant que son frère avait finalement bon goût et… Putain, je recommençais à déconner sec, il fallait que je me calme et que je mange.
Matthieu était l’ami et l’associé de Pascal. Un mec normal, avec une femme normale, trois gosses normaux. Je le détestais juste un peu. Il me déprimait plus qu’il ne m’excédait. J’avais récemment promis à Pascal d’être plus courtoise avec lui. Il était temps de tenir parole : lui raccrocher au nez était la meilleure solution pour éviter poliment ses questions. Ensuite, même s’il téléphonait à tous les hôpitaux de notre ville, ce qui était tout à fait son genre, il ne nous trouverait pas.
J’ai poussé un soupir de soulagement, puis j’ai éternué à cause de la poussière sur le tapis fleuri. Une explosion incontrôlable qui m’a plu, me renvoyant aux parties de cache-cache de mon enfance, quand je me trahissais par des éternuements, planquée dans les armoires pleines des vieilles robes de mamie. C’était l’époque où elle m’aimait encore, avant la mort de papa. J’ai savouré ce doux souvenir.
Ce type était ridicule, sans intérêt, il s’exprimait dans un langage précieux, une sorte de parodie d’un manuel de savoir-vivre, sa grosse bagnole lamentable ressemblait à un tank de guerre. Ne fallait-il pas être débile profond pour se payer ce genre de voiture impayable ? D’ailleurs, où était sa carte de visite ? J’allais lui téléphoner immédiatement, le prier de rédiger le constat tout seul, de laisser les documents à l’accueil de l’hôpital. Je signerais tout, pas de problème, j’étais en tort, comme d’hab, l’assurance paierait. Adieu, Zorro. Je ne voulais plus revoir ce triste con infatué.
Je cherchais du sens, de la plénitude, de l’immédiat, de la joie. J’étais vide et j’avais besoin d’être remplie. Une queue me remplissait, mais pas seulement. Un beau livre, une paella réussie ou un ciel orageux aussi. Je m’appelais « pas assez » et « encore ». Le vagin entre mes jambes n’était que le symbole à défoncer pour me donner l’illusion d’exister. Et si je m’enfilais un maximum de sauveurs – qui ne sauvaient rien, même pas leur peau –, c’était uniquement parce que j’étais amoureuse. Souvent. Amoureuse du désespoir et de l’insatisfaction.
Je lui montrerais à quel point il avait raison, le monde devient fou, et les gens malheureux… et bêtes. Mais lui demeurerait courtois, positif. Il ne se couperait pas le cou avec un cutter en plastique jaune, beaucoup trop vulgaire pour sa distinction naturelle.
Zorro m’a souri en disant : le monde devient fou. C’était un Zorro philosophe, je l’adorais déjà. Puis il a ajouté en tendant une carte de visite qu’on pouvait échanger nos coordonnées et se recontacter plus tard pour fixer un rendez-vous, car il n’avait absolument pas le temps d’établir un constat maintenant. Il m’a proposé de bouger ma voiture – puisque je n’étais visiblement pas en état –, l’a garée correctement à la place que j’avais tenté de quitter, est monté dans son auto tout amochée, a démarré et a disparu après m’avoir lancé un cordial signe de la main. Je lui ai rendu son salut, je n’avais toujours pas ouvert la bouche.
C’est rare dans la vie réelle que quelqu’un surgisse juste au bon moment. En tout cas, dans ma vie à moi. Et pourtant, n’était-ce pas mon fantasme le plus basique : être sauvée ?
Mon désespoir s’était tranquillement assis sur mes genoux, il ronronnait, il était beaucoup trop lourd pour que je puisse me lever. Bien sûr, il aurait fallu relativiser, il n’y avait pas mort d’homme (pour une fois). Mais je ne voulais pas relativiser, je ne voulais pas dresser de constat, voir des gens, m’excuser, paraître aimable, leur parler.
Je connaissais les longues attentes angoissantes, je savais déjà à quoi ressemblait l’effroi du temps incertain où une vie se joue. J’aurais même pu répondre : ouais, ouais, ouais avec un air blasé. La seule nouveauté, c’était ma culpabilité.