Volontiers provocante, la très stimulante ébauche d’un traité historique de diplomatie vis-à-vis des êtres vivants machiniques, actuels ou futurs.
Sur le blog Charybde 27 : https://charybde2.wordpress.com/2021/07/04/note-de-lecture-machines-insurrectionnelles-dominique-lestel/
Aujourd’hui en poste au sein du département de philosophie de l’ENS Ulm et chercheur au sein des Archives Husserl, Dominique Lestel travaille depuis plus de vingt-cinq ans sur ce que la conception de l’animal dit de l’homme, multipliant les études sur les grands singes, notamment, à la frontière pas toujours confortable entre zoologie et sciences humaines, pour mieux comprendre l’enchâssement de nos définitions, usuelles ou évolutives, de l’humain et du vivant, entre « Paroles de singes », « Origines animales de la culture » ou encore « L’animal est l’avenir de l’homme ».
Avec ce « Machines insurrectionnelles » publié en mars 2021 chez Fayard, somptueusement illustré par Patrice Killoffer, et ne pouvant pas faire l’économie d’un sous-titre, « Une théorie post-biologique du vivant », tempérant l’aspect provocateur de cette insurrection qui ne devra surtout pas être confondue avec quelque révolte des machines, Dominique Lestel nous entraîne sur un chemin volontiers plus englobant encore que celui arpenté par ses travaux précédents, y compris le captivant « À quoi sert l’homme ? » de 2015. S’il s’appuie initialement sur Günther Anders et son « L’obsolescence de l’homme » pour nous aider à saisir le contexte de ce dont il retourne ici, il est fort loin de partager le pessimisme radical du philosophe allemand, et redonne discrètement, à sa manière, plus d’une chance à l’Ernst Bloch du « Principe Espérance », malgré les nombreuses et réelles obsolescences déjà bien en route pour nous. D’une transformation de l’aliénation, de plus en plus distincte de celle parfaitement identifiée dans les années 1965-1975 par toute une génération de penseurs post-marxistes (« incapacité dans laquelle nous nous trouvons de comprendre ce que nous faisons ») à une méditation revisitant les acquis tardifs d’un Michel Serres et ces « organes extérieurs que s’adjoint l’humain », d’un compagnonnage circonspect avec la position technique méfiante d’un Jacques Ellul à une congruence avec le travail en cours d’un Hartmut Rosa (« nous sommes en manque de manque »), Dominique Lestel produit l’effort non négligeable, en soi, de circonscrire des imaginaires latents qui « nous conduisent à assimiler un peu hâtivement insurrection et révolte générale », et de dégager une vérité transitoire du « vivant artificiel (qui) doit être abordé selon une perspective qui n’a rien à voir avec une logique de substitution mais qui s’apparenterait plutôt à une logique de contamination et d’extension ».
En jouant fort habilement d’intermèdes en formes d’entretiens très directement journalistiques, permettant une forme joueuse de vulgarisation « à chaud », avec sa part nécessaire d’outrance et de quasi-caricature, forçant le trait pour qu’on le voie mieux, en parcourant d’un pas alerte les tortues cybernétiques de Grey Walter (1947), les grands travaux de Christopher Langton et des chercheurs en Vie Artificielle (la nuance avec Intelligence Artificielle est bien entendu ici absolument essentielle), la manière dont s’intriquent les avancées et les échappées de Stefan Helmreich, de Francisco Varela, de Heinz von Foerster, de Gordon Pask (« la cybernétique est la science des métaphores soutenables »), ou bien le regard de l’anthropologue Emmanuel Grimaud sur la « Uncanny Valley » de Masahiro Mori, en remontant le temps en direction de l’amoureuse artificielle de William James ou d’une nécessaire relecture méticuleuse d’Alan Turing, Dominique Lestel propose et justifie l’abandon progressif de la notion d’authenticité en matière de définition du vivant, et d’assister à l’émergence d’une animalité transpèce. Même si l’on peut sourire de lire l’importance accordée à l’épiphénomène Second Life (avec le chien-avatar de Katie King) et s’agacer de voir l’importante question des nanocréatures traitée ici à travers le recycleur-plagieur Michael Crichton, on sera aussi saisi à raison par l’intelligence d’un propos qui mobilise les animalités de laine de Margaret et Christine Wertheim, aventure distribuée de plusieurs milliers de femmes qui fabriquent de façon coopérative une collection de récifs coralliens en plastique et en fil – le Corail de Crochet Hyperbolique – sous l’égide informelle de l’Institute for Figuring, qui pèse les moutons électriques de Philip K. Dick ou qui, contre la peur de la révolte, et pour réanimer une animalité phylogénétique, creuse les Thinking Animals de Paul Shepard.
En parcourant les modalités de construction de la figure de la machine « amie », depuis les robots de compagnie jusqu’aux poupées Real Doll de dernière génération (« Le point important est qu’on n’erre pas dans l’illusion ou le simulacre, mais qu’on évolue dans l’animation de la matière »), en passant par la troublante histoire de la marionnette réaliste « Alma Mahler » commandée par le peintre Oskar Kokoschka après sa rupture avec la future épouse de Walter Gropius, en gardant soigneusement en mémoire la figure tutélaire, en matière d’éthologie, de Gregory Bateson et sa formule-clé « Ceci est un jeu », Dominique Lestel examine méticuleusement, au moment de conclure, les modalités de l’attachement aux objets, depuis les « artefacts gluants générateurs d’attachement » jusqu’aux plus sérieux candidats au glissement de temps (sans besoin de Mars) et à l’abandon du paradigme de l’authenticité dans la relation humaine (dont l’équivoque se dévoile alors de plus en plus).
Très stimulant, fourmillant de curiosité argumentée, volontiers provocant, entrant vite en résonance profonde avec les travaux fictionnels aussi bien d’un Alain Damasio (« Les furtifs ») que d’un Adam Levin (« Bubblegum »), « Machines insurrectionnelles » apparaît ainsi, dans ce singulier passage de l’animal au machinique chez l’auteur philosophe, comme une formidable ébauche, nourrie d’analyse et d’histoire, de traité de diplomatie vis-à-vis des êtres vivants machiniques, en constituant le pendant paradoxal du travail séminal de Baptiste Morizot, « Les diplomates », justement, à propos de nouvelles et différentes « Manières d’être vivant ».
Lien :
https://charybde2.wordpress...