Patrick Berhault

En montagne, on évolue dans un monde fantastique qui nous ouvre en grand la porte de l'imaginaire, mais en parallèle, les éléments de progression nous forcent à garder les pieds sur terre. Le rêve s'encorde avec la réalité.

Nous parcourons une longue distance en chevauchant les crêtes qui dominent la vallée de l'Adige. Nous nous sentons bien, nous avons pris le rythme, notre esprit s'évade et nous ne nous lassons pas de ces étapes de randonnée à travers lesquelles nous découvrons chaque jour de nouveaux horizons.

C'est la magie de l'escalade. Toute la vie est là, suspendue à un geste, à l'acuité de tous vos sens. Une hypersensibilité vous protège et permet de maintenir un "équilibre" dans un univers où rien n'a été conçu pour.

Subitement, le vent s'apaise. Quel calme! Enfin ne plus se battre, prendre le temps de regarder et d'admirer l'incroyable spectacle, en pleine paroi, de cette "coulée d'or", cette fine ligne de glace vive révélée par le reflet magique de la lune. A sa surface, on devine une rivière de neige poudreuse qui dévale la montagne dans un courant doux alimenté en altitude par la furie du vent. Vision merveilleuse!

J'aime la nature sous tous ses visages, dans sa démesure et ses manifestations de puissance incontrôlable comme dans sa douceur et son harmonie. Tout est bon, tout est beau, tout est spectacle et enseignement permanent.

La route forestière, d'abord abrupte, se transforme plus haut en un très beau sentier qui serpente en sous-bois. Une lumière chaude, tamisée par les arbres crée une atmosphère douce et agréable.

Dans la nuit, le ciel se dégage de nouveau, c'est la pleine lune. Face à moi, derrière la fenêtre de ma chambre, les Drus, la Verte sont baignés d'une lumière irréelle. Les étoiles ont investi le ciel. Que c'est beau! Si seulement ça pouvait durer...

Tout au long de la traversée des Alpes, nous allons rencontrer toutes sortes de terrains et de conditions, les adaptations seront multiples et variées, parfois difficiles, délicates... Mais quoi de plus passionnant? Car c'est bien dans cette recherche d'adaptation à la nature dans toute sa diversité que résident le principal intérêt de l'alpinisme et la plus belle leçon qu'il nous offre.

Au fond de cette vallée, près du refuge Mlaghera, à 1937 mètres d'altitude, un tableau étonnant nous fait stopper net malgré la pluie. Face à nous se découpe une superbe et imposante église. Depuis cette même enclave, un torrent bondit et s'en va courir vers le fond du val en une série de magnifiques cascades : on croirait que l'eau jaillit du portail de l'église!

Il fait très froid, tout est figé, le temps semble s'être arrêté sur ce monde minéral qu'aucun bruit ne vient troubler, si ce n'est celui, feutré, de mes skis sur la neige. Le ciel est rempli d'étoiles.

Comme je l'ai déjà exprimé dans ce "journal", l'univers de la montagne conduit forcément le rêve à s'encorder avec la réalité. Ne perdons surtout pas l'équilibre vital de cet échange.

Qu'est-ce que le temps passe vite lorsqu'on est bien!

Quelques mètres d'escalade sur de la terre conduisent à la brèche qui nous réserve le spectacle d'un lever de soleil fabuleux; sa lumière vive et orangée inonde la mer de nuages qui s'étale à l'infini. D'un seul coup, le monde se transforme, tout se réchauffe, nous restons figés, surpris par tant de beauté.

Assis à l'abri du vent, de l'autre côté de la brèche, nous entendons des bruits sourds à intervalles réguliers. Nous scrutons les alentours à la recherche de leur origine. Stupéfaits, nous découvrons légèrement en contrebas un combat de bouquetins. Impressionnant! Ils reculent, prennent leur élan, et se foncent dessus à toute vitesse pour s'asséner d'invraisemblables coups de têtes. Le choc est si fort qu'il résonne dans la montagne.

Le bien-être n'est pas dans l'urgence. Façonné dans le temps, il prend aussi celui de vivre.

L'incroyable soutien que je reçois, cette solidarité exceptionnelle, représente à mes yeux le plus beau cadeau et la leçon essentielle de cette traversée des Alpes.

Hors du monde, hors du temps, l'alpiniste solitaire façonne son évolution.

J'ai toujours ressenti un profond plaisir à vivre ces instants où l'on est si proche de ce qui nous entoure que l'on est loin de tout, où l'on vit si intensément les choses que plus rien n'existe...

L'escalade nécessite beaucoup de concentration, elle nous absorbe et met en éveil tous nos sens. Le solo, de par sa force et son engagement, approfondit cet état particulier et en augmente les sensations. Pratiqué sur de saines motivations et avec suffisamment de réalisme, il peut en être la quintessence.

Le lever de soleil sur le Mont-Rose est merveilleux. D'épais nuages presque noirs en forme de poisson contrastent violemment avec le rouge vif d'une chaleur qui peine à percer.