Dans le halo ivre des lampes-tempête, Louis découvre l'horreur des lendemains d'attaque... Des corps partout, agenouillés, étendus, roulés en boule, étêtés, démembrés, effondrés en tas au fond des trous d'obus... Pas un gémissement, pas un râle, pas un appel... Le vent, seul, lugubre, se plaint. Oh bien sûr, il a vu les tableaux figurant les guerres de l'Empire, Wagram, la Moskova, Waterloo... Il a étudié ceux de Meissonier sur la guerre de 70, il a cru, naïvement, s'être préparé à l'horreur. Cette nuit, il apprend le mensonge d'une certaine forme d'art qui ne fait frissonner que les jeunes filles. Comment les vétérans de ces combats sauvages n'ont-ils pas arraché ces toiles de leurs cimaises? Où ont-ils trouvé la force de ne pas étouffer les peintres en leur faisant avaler leurs médailles? Louis entend, sous son crâne, résonner les rires des grues de boulevard... Il voit les terrasses des cafés remplies de mâles avantageux prônant l'offensive à outrance. Ses oreilles s'emplissent de musiques de caf' conc', de cancan, d'harmonies chamarrées claquant des cymbales dans les kiosques de jardins publics... C'est l'heure de la sortie des théâtres et des cabarets. Paris brille de tous ses feux... Et ces pauvres types... Louis pleure. De révolte, de rage... Comme un enfant écoeuré par l'injustice des adultes. A chaque fois qu'il bute contre un corps, il se baisse, ôte la plaque matricule, prélève ce qu'il peut: un portefeuille, un briquet, un canif, un stylo, une médaille pieuse... La musette est vite pleine...
Je suis vraiment médecin, mais, cela doit se voir, je ne suis pas un guerrier.
Louis n'a plus vraiment peur, il est au-delà de ce sentiment... Il s'attend tellement à mourir, là, maintenant, que chaque seconde gagnée est une vie entière!
En face il y a beaucoup de gars qui ne sont pas pires que nous, mais il y en a aussi qui sont beaucoup pus fumiers...
Comment expliquer à des soldats qu'ils risquent de mourir pour des appétits de pouvoirs locaux et des décisions de courtisans?...
- Tout de suite, mon lieutenant?
- Vous croyez peut-être que les blessés attendent sagement pour mourir?
- Vous cherchez le réconfort, sergent?
- Non. Seulement des raisons de ne pas vous en vouloir, mon lieutenant.
C'est vrai qu'ils se ressemblent... Tous les mors en sursis se ressemblent.
- Une balle, oui, mais une balle perforante. Les intestins en compote. Rien à tenter, sinon de l'aider à s'en aller...
- Au nom de dieu, qu'est-ce que vous en savez?
- C'est mon métier. Le vôtre est de donner l'absolution.
- ... Et si je vus disais qu'il s'agit de mon frère?
- Hélas, sergent, nous sommes tous frères, aujourd'hui.
Toi, t'es peut-être savant, mais peut-être pas très bien élevé aussi.
Louis comprend qu'il ne pourra jamais plus se soumettre à un ordre qu'il jugera stupide... Ce qui, en temps de guerre et devant l'ennemi, est le meilleur moyen de mal finir.
On a souvent moins peur des obus que de ce qu'ils engendrent.
- Il n'est pas non plus souhaitable à la guerre de toujours bien connaître les gens.
- Pourquoi?
- Parce que l'on est moins bouleversé par la mort de ceux qui nous sont étrangers que par celle de nos proches. Il faut garder la tête froide. Et l'on opère mal les yeux mouillés.
A la guerre, il ne faut jamais faire de promesses.
Disons que la guerre excuse bien des choses...
Tiens le coup, garçon. La guerre est finie pour toi, t'as tiré le gros lot...
Alors, monsieur l'abbé, dépêchons-nous! Les vivants nous attendent!
Aujourd'hui, pour nous, vous n'êtes encore personne...
Les hommes prétendent que je sais rien faire, mais les dames disent que j'ai des dispositions pour tout...
Ici, avoir une tombe à soi, c'est un luxe!