Pierre Souyri - Histoire du Japon médiéval, le monde à l'envers .
A l'occasion des Rendez-vous de l'Histoire de Blois,
Pierre Souyri vous présente son ouvrage "Histoire du Japon médiéval, le monde à l'envers" aux éditions Perrin. http://www.mollat.com/livres/souyri-pierre-histoire-japon-medieval-monde-envers-9782262041892.html Notes de musique : Gnomone a Piacere by MAT64
Ninja (ou shinobimomo) signifie gens "cachés ou personnes "endurantes", le terme dérivant d'un verbe, shinobu, qui peut signifier soit "se dissimuler", soit "supporter, souffrir". A l'origine, il s'agit de gens qui pratiquent des formes d'ascèse dans les montagnes et développent des techniques de combat particulières, fondées sur l'endurance et la dissimulation.(...)
Discrets et efficaces, les ninja n'étaient guère aimés ni par le peuple qui les redoutait, ni par les guerriers qui les méprisaient. Ils deviendront l'objet au XXè siècle d'un engouement dans le roman historique d'abord, puis dans le cinéma et la bande dessinée qui les transformeront en "Robin des bois", bien loin de ce que fut leur condition réelle.
Le moment de la mort devient ainsi l'occasion de manifester sa dignité, sa renommée, sa réputation posthume. Mieux vaut la mettre en scène. De là vient cette obsession de la mort honorable esthétisée qui imprègne la culture guerrière de l'honneur. Le suicide au moment de la défaite est la dernière carte que peut jouer un samouraï vaincu.

D’une certaine façon, l’histoire de l’archipel japonais au cours de la période de transition de la fin du XIXe du début du XXe siècle, qui correspond à peu près à l’époque Meiji (1868-1912), peut être perçue comme un moment de l’expansion territoriale des « grandes puissances » correspondant à une nouvelle poussée de la mondialisation. Et le mouvement interne de la société japonaise relève sans doute des conséquences directes de la connexion accélérée du Japon au reste du monde à partir des années 1850. Celle-ci s’est opérée dans le cadre d’une logique qui n’est pas neutre, sur la base d’un rapport de forces, que de nombreux historiens japonais expriment en évoquant, à propos du Japon des années 1850-1900, un « sentiment d’urgence », une « conscience de crise » qui obligèrent à des recompositions politiques ou à des réaménagements sociaux rapides au cours de la période. La modernité japonaise a été représentée, ou s’est longtemps elle-même représentée, tant l’idée semblait forte, « comme rattrapant, imitant, traduisant, s’opposant à, dépassant ou renversant la modernité occidentale », mais cette dernière restait la seule valable, l’incarnation même de la Modernité avec une majuscule. On prenait l’histoire de l’Europe, on considérait tout ce qui a été un succès au Japon comme en Europe, le reste représentant des « mauvais choix ». L’historiographie japonaise au XXe siècle, toutes tendances confondues, a en effet longtemps cherché à penser l’écart qui séparait le Japon du modèle, faisant, consciemment ou pas, du « comparatisme eurocentré », de la lack history, montrant tout ce qui avait fait défaut, ce qui avait « manqué ». La vision européenne de la modernité, y compris celle provenant des interrogations comparatives de Weber sur les succès européens et les retards chinois, imprégnait les discours japonais, au point que certains y voient présente comme une « colonisation spirituelle de l’intérieur » qui aurait pollué leur imaginaire historique pendant plus d’un siècle.

Kuwahara Yasui, pilote kamikaze, raconte une scène évocatrice qui a lieu en janvier 1945. Le capitaine réunit ses hommes pour leur proposer de participer à des missions sans retour.
- Ceux d'entre vous qui ne veulent pas donner leur vie pour notre empire du Grand Japon n'y seront pas forcés. Qu'ils lèvent la main, ceux qui ne se sentent pas capables d'accepter cet honneur... Maintenant...
On n'entend plus que le bruit de la pluie... L'atmosphère parait étouffante : il me semble que la mort nous dévisage l'un après l'autre, avec ironie. Puis hésitante, timide, se lève une main. Une autre suit, puis une autre... Cinq, six en tout...
Ah, c'est ainsi ! Le capitaine Tsubaki fixe les hommes qui ont levé la main. Nous savons donc exactement ce que valez, continue-t-il. Voici six hommes qui reconnaissent ouvertement leur manque de loyauté, en se retournant vers ceux qui n'ont pas fait un geste. Six hommes qui manquent complètement d'honneur, de courage. Eh bien, puisqu'il en est ainsi, ils feront partie du premier groupe d'attaque des kamikazes.

Le temps des famines et des révoltes.
Tous les témoignages montrent que la misère dans les campagnes ne cesse de s'accroître entre le début du XVIII° et le milieu du XIX°. Cette pauvreté reste en grande partie le fruit d'un système qui fait peser l'impôt principal sur le travail agricole. La charge fiscale dont s'acquitte la paysannerie ne cesse de s'alourdir. Le principe de base d'une rente s'établissant à 50 % de la récolte n'est que rarement appliqué et les taux de prélèvement sont plus souvent de l'ordre de 60 à 80 %. Cette rente foncière est d'autant plus insupportable aux paysans qu'elle s'accompagne de décisions arbitraires prises au niveau des prévôts et autres responsables de la fiscalité, qu'on accuse volontiers de rapacité, de malhonnêteté ou de corruption.
La paysannerie est ainsi confrontée en permanence à la peur de la misère dans une économie d'échanges encore très fragile. Les mauvaises récoltes déclenchent des phénomènes inflationnistes sur les produits agricoles de consommation courante notamment le riz, à l'origine de disettes et parfois de famines. La mémoire collective se souvient des "trois grandes famines". Celle de 1732, du temps du shôgun Yoshimune, dans le Japon de l'ouest touche plus de 2 millions de personnes.
Dans ces conditions, les misérables sont réduits à des actes extrêmes comme vendre leurs enfants (les filles surtout) ou pratiquent l'infanticide des nourrissons (connu sous le nom de mabiki, "désherbage"). Parfois, les paysans abandonnent les champs et désertent les villages. Et de plus en plus souvent ils se révoltent. Le phénomène prend de l'ampleur et connaît des pics dans les années 1780, 1830 et 1860.
Malgré leur violence, ces mouvements de protestation ne contestent jamais l'ordre en place. Ils pointent les dysfonctionnements du système idéologique confucianiste dominant, mais gardent leur foi dans la capacité des puissants à exercer leur bienveillance à leur égard.
A propos de Tomoe Gozen, femme samouraï:
"D'une force et d'une adresse rares à l'arc, que ce fût à cheval, que ce fût à pied, le sabre à la main, c'était une guerrière capable d'affronter démons ou dieux et qui seule valait mille hommes." (Dit des Heiké)
Noritsuna, qui a tué par traîtrise, est salué [dans Le Dit des Heiké] pour sa bravoure, tandis que Munemori, qui craint pour sa vie, est décrié.
IV. La conscience du mérite chez les guerriers, p. 60
Le Bushidô ,la Voie du guerrier , (le mot même date de cette époque ) , théorisa la nécessaire loyauté à son suzerain. Celle-ci était pourtant loin d'être passée dans les mœurs .

L'omniprésence du bouddhisme.
Pas plus que le Moyen Age occidental ne serait ce qu'il fut sans l’Église et le christianisme, le Moyen Age japonais est inséparable du bouddhisme. Grâce aux pratiques idiosyncrasiques qui permettent au bouddhisme d'intégrer les cultes populaires aux divinités locales, l'univers du shintô est englobé par le bouddhisme. Les écoles Tendai et Shingon, à la pointe de cette évolution, mettent au point des constructions théologiques complexes pour assure cette assimilation. Il en va de même avec la théorie sankyô itchi ron, selon laquelle bouddhisme, shintô et confucianisme font partie d'un ensemble, et selon laquelle les enseignements de Confucius constituent une des voies du bouddhisme. Les cinq vertus cardinales du confucianisme sont assimilées aux cinq commandements du bouddhisme. De même, la pratique de la poésie, souvent dénoncée comme une manie qui détourne de la pratique bouddhique, est désormais présentée comme un moyen d'accéder à la sérénité. La poésie religieuse devient un véritable genre, notamment dans le Zen. Le bouddhisme fonctionne ainsi comme une machine à intégrer les différentes pratiques culturelles et systèmes religieux en un tout présenté comme cohérent.

L'historiographie japonaise a longtemps considéré que la crise finale du régime d'Edo commençait à partir de 1853, à l'arrivée des canonnières de l'amiral Perry. L'expression bakumatsu ("fin du shogunat") désigne en effet les années 1853-1867 et fait de l'arrivée des américains le signal de la fin. Aujourd'hui, les historiens sont plus réservés sur cette interprétation longtemps dominante qui fit de l'arrivée des étrangers (la "pression extérieure") le facteur déterminant et quasi unique de la chute du système. La tendance serait aujourd'hui à remonter jusqu'à la crise de Tempô et de considérer les trente dernières années du régime comme un long processus de dégradation politique et sociale marquée par une triple séquence : une première court des années 1830 jusqu'au début des années 1840, dominée par la crise sociale et un contexte international de plus en plus incertain ; une deuxième, du début des années 1840 à la fin des années 50, dominée par les chocs liés successivement à la guerre sino-britannique de l'opium, puis l'arrivée des bateaux occidentaux dans l'archipel ; enfin les dix dernières années du régime où les crises - sociale, économique et politique - se muent en une crise nationale...