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Rémi Brague
À chacun selon ses besoins, petit traité d'économie divine
Éditions Flammarion
Rémi Brague était à la librairie La Procure Paris VIe le jeudi 9 novembre 2023 pour présenter son nouveau livre À chacun selon ses besoins, petit traité d'économie divine, paru aux éditions du Flammarion. ©Photo Rémi Brague.
« Oui, tout à fait. Je crois que vous avez mis le doigt ce sur quoi il fallait appuyer. En ce sens que, à mon avis, nous n'avons jamais cessé de croire en la Providence, seulement beaucoup de gens, à l'heure où je parle, y croient d'une manière bête ou y croient de manière implicitement. Je ne parle pas du concept théologique de foi implicite, mais simplement du fait que beaucoup de nos comportements ne pourraient s'expliquer sans l'idée que "dans la vie faut pas s'en faire, moi, je ne m'en fais pas, toutes ces petites misères seront passagères, tout ça s'arrangera". C'est Maurice Chevalier qui chantait ça, et avec plus de talent, je n'ose pas le chanter moi-même. Ce que je veux dire, c'est tout simplement que nous agissons comme si quelque stupides que soient nos comportements, quelque aveugle qu'ils soient, quelque imprévoyants qu'ils soient, la situation va toujours retomber sur ses pieds. Je m'amuse à dire que tout se passe comme si, dans le domaine de la protection de l'environnement, nous nous comportions, enfin peut-être pas nous en tant qu'individu, mais enfin notre civilisation se comporte comme si elle croyait dur comme fer à l'existence des petits lutins qui, la nuit, font le travail des paysans... »
©Rémi Brague, pour la librairie La Procure de Paris.
©Noé Luthereau, animateur, libraire à La procure de Paris.
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Nous avons l'habitude de dire que l'Europe doit à Athènes pour la philosophie grecque et à Jérusalem pour le christianisme et rien à ces frustes romains qui n'ont fait que transmettre : le christanisme, la cultue hellénique, mais encore l'architecture (étrusque), le droit (moyen-Orient), etc. Faux répond Rémi Brague, les romains ont transmis deux choses essentielles qui ont excité l'esprit européen sans lesquelles ils ne serait pas ce qu'il est : le sentiment d'infériorité (ils avaient conscience de la supériorité de la culture et de la langue grecque) et celui de devoir apporter ces connaissances aux autres populations. Comme les romains, les européens ont hérité d'un savoir qu'ils n'ont pas produit et qui les a rendus humbles, mais désireux de s'élever à la hateur du prestige grec. En somme, de devenir des grecs. Cette impulsion les a incités à conserver les textes anciens, pour les admirer, mais surtout pour les redécouvrir. De là les nombreuses Renaissances (carolingiennes, xii-xiiième siècle, humaniste, des Lumières, etc). Le drame, c'est que les européens ont fini par devenir des grecs... En créant leur propre science et leur propre culture, mais surtout en la tenant pour supérieure et comme leur appartenant en propre, ils ont éliminé à la fois le sentiment d'infériorité et la volonté de communiquer le savoir qu'ils jugeaient prestigieux... Comme pour les grecs, et au contraire des romains, les européens considèrent que leur civilisation leur appartient et la défendent bec et ongles, pour eux-mêmes... Le risque ? Le repli, l'atrophie. On sait ce qui est arrivé aux grecs. La raison de ce changement ? Peut-être l'abandon des humanités qui ne permet plus la prise de distance par rapport au monde quotidien. Les méthodes pour changer ? Un peu d'humilité, un peu plus d'humanité dans l'instruction, un peu plus d'universalisme...

Il est bon aussi de rappeler d'où l'Europe a tiré les sucs nourriciers dont elle s'est engraissée. La réponse est simple : elle les a pris en dehors d'elle. Elle les a empruntés au monde gréco-romain qui l'a précédée, puis au monde de culture arabe qui s'est développé en parallèle avec elle, enfin au monde byzantin. C'est du monde arabe, en particulier, que sont venus les textes arabes d'Aristote, de Galien, et de bien d'autres, qui, traduits en latin, ont nourri la Renaissance du XIIe siècle. C'est du monde byzantin que vinrent les originaux de ces mêmes textes, qui en permirent une étude plus précise et alimentèrent la floraison scholastique du XIIIe siècle. Que serait Thomas d'Aquin s'il n'avait trouvé en Averroès un adversaire à sa mesure ? Que serait Duns Scott s'il n'avait trouvé en Avicenne, pour reprendre la formule de Gilson, un "point de départ" ? Et bien des textes dont l'Europe s'est nourrie lui sont venues par l'intermédiaire des traducteurs juifs. L'Europe doit ainsi prendre conscience de l'immensité de la dette culturelle qu'elle a envers ces truchements (c'est d'ailleurs un mot arabe...) : envers les Juifs, en dehors d'elle comme en son intérieur, ainsi qu'envers le monde de culture arabe, chrétiens comme musulmans.

J'ai dit que les Arabes avaient traduit, et beaucoup traduit. Cela veut dire d'une part qu'ils ont transmis l'héritage grec à l'Occident, dans tous les domaines : médecine, mathématiques, philosophie, à tel point que celui-ci a contracté envers le monde arabe une dette culturelle énorme ... Cette dette était encore reconnue (à tous les sens du mot « reconnaissance ») par le Moyen Age de Gerbert d'Aurillac, de Roger Bacon, de Frédéric II de Sicile... L'admiration pour le trésor de réflexion et de savoir venu des Arabes n'empêchait d'ailleurs pas une polémique ferme sur la doctrine... Quoi qu'il en soit, rappeler l'importance des traductions arabes ne veut en aucun cas dire que les Arabes se seraient contentés de transmettre passivement des livres dont le contenu leur serait demeuré scellé. Tout au contraire, ils on également été des créateurs. Ils ont prolongé, parfois très loin, le savoir qu'ils recevaient ...La reprise d'un contact direct avec l'héllénisme byzantin entraina un court-circuit culturel : on pouvait sauter par dessus les intermédiaires arabes ...Tout est en place pour que se développe une dénégation systématique et globale de l'héritage arabe ... La conscience d'une dette resta cependant encore claire pour les grands orientalistes de la Renaissance et du XVII, Postel, Pococke, ou Fontialis. Mais elle a été refoulée des mémoires à l'époque des Lumières, puis au XIXe siècle ... Pour le dire en passant, l'Occident n'a de la sorte que la monnaie de sa pièce quand on veut lui faire accroire, par une exagération inverse, que les Arabes ont tout inventé.
Le vrai problème n'est pas celui du monothéisme exclusif dans son opposition au culte d'autres dieux rabaissés au rang d'idoles. Il est celui du rapport idolâtrique au divin, tel qu'il fait de celui-ci le miroir du désir humain et, le cas échéant, de ses perversions.
Maintenant, ce qu'il faut sauver, ce n'est plus un système politique particulier, ni même une civilisation déterminée. C'est l'humanité toute entière, l'animal qui parle, l'animal qui entretient une conversation, qui doute de sa propre légitimité et qui a besoin de raisons pour vouloir mener plus loin l'aventure humaine.
Le christianisme est la religion qui n’est qu’une religion, et rien d’autre. Le judaïsme est une religion et un peuple ; le bouddhisme une religion et une sagesse ; l’islam est une religion et une loi. (Religion et politique en islam, Académie des sciences morales et politiques, Séance du lundi 21 septembre 2015)
Depuis lors, le terme "séculier" est devenu un de ses mots qui expriment la (bonne) conscience de soi de la Modernité éclairée, satisfaite d'avoir laissé derrière elle tout ce pour quoi elle trouve divers noms, parmi lesquels le terme de " Moyen-âge", qui suffit à déconsidérer tout ce qui en relève. Pourtant, le terme est d'origine chrétienne, et il s'enracine plus précisément dans le droit canonique où il désigne celui qui, au sein de l'Église, vit dans le "siècle", à la différence de celui qui est soumis à une règle monastique. Cette révolution sémantique n'est pas sans parallèle. Ainsi, l'adjectif "laïc", qui a pris le sens de "extérieur à l'Église", désignait à l'origine un statut précis à l'intérieur de l'Église, celui du baptisé qui n'a pas de fonction cléricales.
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Le fait que l'Europe ait été chrétienne n'implique pas qu'elle doive continuer à l'être. Je souhaite personnellement qu'elle continue de l'être mais « Notre histoire n’est pas notre code » pour reprendre une formule célèbre de Rabaut Saint-Étienne. Notre passé ne nous impose pas notre avenir. Mais ceci dit, nier son passé c'est cela qui pourrait nous empêcher d'avoir un avenir. ("Regards de Philosophes : Peter Sloterdijk et Rémi Brague", écrit par Anne-Christine Founier et Gérard Vince, coproduction ACF Films et KTO, 2011)
Nous avons de la sorte envers le passé une attitude ambivalente, tout à fait comparable à celle que démasquait Saint-Augustin envers la vérité: "Ils aiment la vérité quand elle brille et éclaire (Lucens); ils la haïssent quand elle fait retour sur eux, les réfute et les convainc (redarguens)."
Que Dieu ait choisi de ne pas parachuter une parole , mais de commencer par s’exprimer dans l’histoire , et dans une histoire libératrice , est déjà une préparation de l’Incarnation . Par celle - ci , le Verbe se fait chair , c’est - à - dire s’enfouit dans ce qui est par définition silencieux . Avec la mort du Christ , Dieu a dit tout ce qu’il avait à dire . De la sorte , la façon dont parle le Dieu des chrétiens n’aboutit en rien à faire taire l’homme . La parole divine ne remplace pas la parole humaine , elle ne la couvre pas , elle ne lui dicte pas à l’avance ce qu’il lui faudrait ressasser . Au contraire , elle la suscite comme la réponse qu’elle attend .