Sur les traces du Bouddha de
René Grousset
[Art gréco-bouddhique]
... On se croirait en présence d'oeuvres gothiques. Telle tête d'ascète, barbue et grave, évoquerait presque notre Beau Dieu d'Amiens ; des têtes de "barbares" assez analogues nous rappelleraient les saints du portail sud-ouest de Reims. Telles têtes de l'armée de Mâra, traitées en grotesques, s'apparentent non plus à l'art grec, mais aux démons caricaturaux, tortionnaires de nos Enfers, têtes décoratives et gargouilles du XIII°s...
C'est là une révélation. A l'heure où on le croyait (comme l'art romain de la même époque) à peu près épuisé et réduit à des poncifs, l'art gréco-bouddhique était en train de se renouveler entièrement. Ou plutôt dans ces cantons abrités de l'Afghanistan que l'esprit humain avait élus pour y réaliser ce miracle, les écoles hellénistiques du Gandhâra venaient de céder le pas à un art sorti de leurs ateliers mais tout différent. Art aussi distinct de ses premiers modèles que notre art roman et gothique devait l'être un jour du gréco-romain d'Occident ...
Si les conditions religieuses et politiques qui lui avaient donné naissance - le bouddhisme, et une relative indépendance, ou tout au moins la présence de maîtres libéraux et tolérants - se fussent maintenues, si ces antiques provinces gréco-bouddhiques de Kapiça, de Lampaka et de Gandhâra n'étaient pas devenues terre d'Islâm, on peut imaginer que la courbe de l'évolution artistique eût continué. C'eût été peut-être là que l'esprit humain, après avoir comme ébauché le passage du gréco-romain au gothique, eût mûri et réalisé neuf siècles avant nous cette dernière formule.
Mais nous représentons-nous les Huns et les Arabes s'abattant sur la Gaule à l'aube de Reims et de Chartres, à l'heure où le génie de nos imagiers prenait son essor ? ... C'est ce qui arriva à l'art gothisant du Kampiça et du Lampaka : à partir de 475 la vallée du Kâbul est envahie par les Huns Hephtalites, les plus iconoclastes des barbares ; puis, après le répit qui s'étend du milieu du VI°s au milieu du VII°s, les Arabes arriveront. Dès 652 et 664 leurs bandes razzieront le pays, et leur pieux vandalisme ne le cèdera en rien au vandalisme sauvage des Huns. Un rayon de génie humain s'éteindra à peine apparu ...
pp. 118-120
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