Citations de Robert Olen Butler (28)
Évidemment, Eva croyait savoir ce que je ressentais. Je ne peux pas lui en vouloir. Nous avions passé le plus gros d’une quarantaine d’années à croire que nous savions ce que ressentait l’autre. (…) Peut-être que je ne sais rien sur personne. Eva me tenait la main et elle était incapable de reconnaître ce qui se passait véritablement en moi. (…) Alors quand Eva me tenait la main à côté du cercueil, je l’ai dévisagé et j’ai eu peur. A la fois d’avoir cet épouvantable sentiment de soulagement — c’est le seul mot qui me soit venu en tête pour qualifier ce que j’éprouvais face à la mort de l’homme avec lequel j’avais vécu pendant plus de quarante ans — et que cette tendre amie, mon alter ego, soit tellement aveugle à ce qui se passait en moi. Je voulais m’enfuir sur-le-champ.
Elle resterait là, dans ce pays en guerre. Il s'attarda plutôt sur le fait qu'elle était vietnamienne. Sur ce qui distinguait profondément les femmes de ce pays de celles qu'il connaissait chez lui, sur l'attrait apparemment universel qu'elles exerçaient: leurs façons, leur maintien, la sensation qu'il éprouvait dans sa poitrine, ses bras, ses reins, confronté à leur petite taille, à la douceur de leur corps, la force de leur volonté, leur élasticité.
Tellement d'hommes, pourtant, ont dû assumer beaucoup plus, tant de meurtres, tant de sang versé là-bas, si loin, quand la seule alternative était de voir couler le leur. Des hommes projetés dans ce cauchemar par leur pays, au nom de tout de qu'eux-mêmes et leurs familles, depuis des générations, avaient chéri, au nom de ce qu'on leur demandait de protéger.
[Dialogue entre les deux frères à l'enterrement du père ]
- Tu avais raison, à l'époque. Senior [le Père ] était à la base de tout ça. Je voulais son affection. Tu as eu l'intelligence d'y renoncer, je m'en aperçois maintenant. Je ne suis pas parti au Vietnam pour voir la mort de près. J'ai fait tout ce que j'ai pu pour l'éviter, pour ne pas la voir du tout. et certainement pour ne pas la donner. je me suis engagé afin de choisir un poste qui me convienne, un poste de gestionnaire bidon, planqué. Mais en faisant ça, je me suis condamné à ses yeux. J'ai obtenu le contraire de ce que je désirais. Il aurait aimé que j'aille joyeusement tirer dans le tas, comme lui. Et donc il m'a méprisé jusqu'à la fin de ses jours. (p. 259)
- Les hommes sont les hommes. Ils ont leur façon de communiquer entre eux, de créer des liens. Mon mari et le vôtre, par exemple. Une relation père-fils très intense. Bien sûr, ils ont été soldats , l'un et l'autre. Est-ce pour cette raison que les hommes font des guerres ? Pour partager ce genre d'expérience ? N'ont-ils que ce moyen-là pour vraiment se sentir proches ? (p. 211)
(...) plus effrayé encore que si son père laissait éclater sa colère, car tout réside dans son silence, ces choses auxquelles sont confrontés les hommes. Bob a compris, devine que, derrière, se cachent la mort, le front, ceux qui tuent, se font tuer, mais ce n'est pas si simple et peut-être que, justement, c'est ce qu'on ne peut pas dire qui complique tout, ce qui doit rester secret, et l'on porte un trou noir au milieu de son corps qui avale les morts et les survivants, qui vous bouffe la vie. (p. 216)
D'une façon ou d'une autre, tant d'hommes encore (...) ces vétérans, plus ou moins heureux, qui mènent semble-t-il une vie ordinaire, une vie respectueuse des valeurs (...) se sont dit que leurs meurtres constituaient des exceptions, des actes dissociés de ce qu'ils sont vraiment, puis ils ont réussi à poursuivre leur existence en tant qu'individus totalement étrangers à la moindre violence. (p. 82)
Sa mère, sur son portable. (...)
Elle a une insomnie. S'inquiète inutilement pour papa. S'irrite normalement contre lui. Bien qu'il soit constamment à la maison, elle souffre de la solitude. (p. 55)
Les vrais héros, dans tout ça, ce sont les hommes et les femmes qui disent non à leur pays. A cette guerre illégale, au sang versé, ils préfèrent la prison ou l'exil. Ce sont eux, les vrais héros. (p. 96)
Sans le droit de vote, sans moyens d'influence particuliers, mais avec le sentiment naissant de leur identité et la volonté de l'affirmer, ces femmes du XIXe siècle créèrent des clubs auxquels elles furent nombreuses à s'inscrire pour réfléchir et s'organiser. Des clubs d'histoire, de voyage, de lecture, pour s'instruire et évoluer. (p. 103)
Leurs maris sont morts à la guerre. Même ceux qui ont survécu sont morts. (p. 109)
L'amour n'est pas une exception sur cette terre. Il y a profusion, au contraire. (...) Mais il a ses limites. Elles résident dans les régions qu'il affecte-l'esprit, le corps, le coeur- ou qu'il laisse indifférentes. Avec plus ou moins d'intensité et plus ou moins longtemps. (p. 139)
De son point de vue, on accorde bien trop d'importance aux liens du sang. Il faut vraiment être attaché à une sorte d'identité-celle que nous attribuent des parents, grands-parents, ou une fratrie- pour ne pas imaginer qu'un jour, une rupture puisse irrévocablement se produire. Pourtant, on s'éloigne de ses relations, même d'anciens amis proches. Pourquoi ? Parce que nos intérêts, nos goûts, nos idées, nos valeurs, notre personnalité et notre caractère- tout ce qui nous constitue réellement- changent, évoluent, et les liens se dénouent. De fait les amitiés se défont moins aisément: nous nous accordons au départ lorsque ces éléments sont compatibles. (p. 71)
D'autres nuits, avec ou sans cigarette,il avait pensé que cet arbre incarnait son domaine d'études, sa vie de travail, même son esprit. Après tout, le chêne était déjà là au début du XXe siècle, à produire de l'oxygène pour les Américains de l'époque. (p. 31)
C'est une chose que de subir une guerre; une autre que d'en parler.
Les jeunes se croient immortels. Tant que ça ? Ils pensent surtout à baiser.
Il y a seulement un siècle et demi que la science a remis en cause cette croyance que l’âme survit à la mort. Pourtant quelques exemples élémentaires confirment l’ancien paradigme. La chenille,notamment, ne dispose pas d’un appareil sensoriel qui lui permette de savoir qu’elle va se transformer en papillon. Ce qu’elle fera néanmoins.
Trois fois, au fil des ans, Jimmy a profité des libertés individuelles que Linda et lui se sont accordées. Brièvement. Il a fait preuve de discrétion sans vraiment rien cacher ; il a simplement omis d’en parler. Un honnête silence qui faisait partie de leur arrangement. Il aurait été inutile d’expliquer quoi que ce soit ; le fait qu’ils mènent séparément leurs affaires, qu’ils aient chacun leurs amis et leurs responsabilités, avait facilité les choses, surtout pendant ces vingt années à Twelve Mile.
Pour fêter les dix-huit mois de leur rencontre, ils avaient fait l’amour, ce soir-là, sur le futon. Lentement, doucement, car deux autres couples dormaient dans la pièce ; et sans arrêter de trembler dans le froid, même encore enlacés, après s’être intensément donnés l’un à l’autre.
Le givre décuple la lumière du jour et Jimmy plisse les paupières.
Il referme les yeux et pense : Jamais nous n’avons été aussi proches qu’à ce moment.
Peut-être a-t-il raison.
À jeun, il ne rechigne pas à parler. Il a du bagout et dit parfois des choses intelligentes. Il n’est pas très instruit, mais il a beaucoup lu. Il y a toujours eu quantité de livres à la maison et Senior a vigoureusement empêché ses enfants d’utiliser les expressions populaires de La Nouvelle-Orléans. Robert sait que son père rechigne à exprimer ses sentiments. Il les noie dans son verre et se replie sur lui.