« Là où on se sent chez soi, ça n’a pas nécessairement de rapport avec la géographie. Même quand on regarde dans un atlas. »
Elle nous présenta. Je captai le mot hjá, qui, il me semble, signifie à la fois chez et qui appartient à. Ou quelque chose comme ça. Ma mère était fille hjá Fritz de Vágur, j'étais la fille hjá elle et la Tarentule. L'homme m'observa de ses yeux d'un bleu liquide. Moi, le produit du mélange. La version diluée. Il adressa ensuite un signe de tête compatissant à la Tarentule. Il n'était hjá rien du tout, juste un étranger.
Grand-tante Anna prit la mesure de mes mains, mit à tricoter. J'inhalai puis se mit le parfum légèrement gras de la laine brune.
Grand-tante Anna tricotait en féroïen. Le fil sus- pendu aux index levés, la maille glissant à la verticale d'une aiguille à l'autre, un mouvement doux et régu- lier, shou, shou, shou, les coudes immobiles. La díffé- rence parcourait son corps de tricoteuse tout entier. « Regarde, dit ma mère. Elle lie. »
Que la vie de ma mère se déroule en danois, même ses tricotages, était un choix de ma omma. Elle avait appris la méthode danoise et l'avait transmise à ma mère. C'est ainsi que son corps de tricoteuse s'était fait danois, et c'est ainsi que mon corps de tricoteuse s'était fait danois, c'était l'assimilation par l'artisanat.
L'alcoolisme est un tabou étrange, comme le sexe, comme la visite aux toilettes. Les hommes buvaient. Certains plus que d'autres. D'autres ne buvaient pas du tout, mais ils étaient alors soit des saints, soit des rescapés. Quand les femmes buvaient, ce pouvait être un problème. Les femmes ne buvaient pas, elles prenaient des cachets.
"Là où on se sent chez soi, ça n'a pas nécessairement de rapport avec la géographie.
Même quand on regarde un atlas."
"Alors vous ne parliez jamais féroïen, à la maison ?"
Ma mère répondit d'un ton prudent, neutre.
"Mes parents parlaient féroïen entre eux."
D'abord, je mangeai le pain noir. Puis je laissai la graisse de baleine froide reposer sur ma langue. Je voulais dire quelque chose au sujet de l'assimilation, que l'assimilation est une perte de mémoire méthodique. Je voulais interroger au sujet des fêtes, des repas de Noël, des anniversaires. Je voulais demander si elle connaissait cet instant où une tante ou un cousin se tournait et optait pour le danois, l'instant où l'on devenait un invité dans sa propre famille, l'hôte du sang.
Nous héritons de notre caractère étranger, voilà ce que je voulais dire, on le met dans les valises de la prochaine génération. Je m'abstins.
On croyait autrefois qu’il existait des îles flottantes dans la mer autour des Féroé , racontait le papé .
Les migrations durent trois générations. La première génération ressent la détresse et porte la volonté, la dureté : une lourde pierre qui se déplace à l'aide de sa propre force. Et tout ce que ça a d'insondable.
Il y avait des îles nées de la boisson des marins écossais assoiffés de terre, qu'ils rêvaient scintillantes au milieu des bancs de brume. Les îles paradisiaques de la mythologie chinoise et celles des Celtes, peuplées de nuages. Partout, de tout temps, les êtres humains ont rêvé, trouvé et construit des îles flottantes - une multitude de migrations géologiques à travers l'histoire, des îles mythologiques, littéraires, technologiques. Une flotte entière.
L’alcoolisme est un un tabou étrange , comme le sexe , comme la visite aux toilettes . Les hommes buvaient .Certains plus que d’autres . D’autres ne buvaient pas du tout , mais alors ils étaient soit des saints , soit des rescapés .