Citations de Siri Ranva Hjelm Jacobsen (22)
« Là où on se sent chez soi, ça n’a pas nécessairement de rapport avec la géographie. Même quand on regarde dans un atlas. »
Elle nous présenta. Je captai le mot hjá, qui, il me semble, signifie à la fois chez et qui appartient à. Ou quelque chose comme ça. Ma mère était fille hjá Fritz de Vágur, j'étais la fille hjá elle et la Tarentule. L'homme m'observa de ses yeux d'un bleu liquide. Moi, le produit du mélange. La version diluée. Il adressa ensuite un signe de tête compatissant à la Tarentule. Il n'était hjá rien du tout, juste un étranger.
"Là où on se sent chez soi, ça n'a pas nécessairement de rapport avec la géographie.
Même quand on regarde un atlas."
Grand-tante Anna prit la mesure de mes mains, mit à tricoter. J'inhalai puis se mit le parfum légèrement gras de la laine brune.
Grand-tante Anna tricotait en féroïen. Le fil sus- pendu aux index levés, la maille glissant à la verticale d'une aiguille à l'autre, un mouvement doux et régu- lier, shou, shou, shou, les coudes immobiles. La díffé- rence parcourait son corps de tricoteuse tout entier. « Regarde, dit ma mère. Elle lie. »
Que la vie de ma mère se déroule en danois, même ses tricotages, était un choix de ma omma. Elle avait appris la méthode danoise et l'avait transmise à ma mère. C'est ainsi que son corps de tricoteuse s'était fait danois, et c'est ainsi que mon corps de tricoteuse s'était fait danois, c'était l'assimilation par l'artisanat.
L'alcoolisme est un tabou étrange, comme le sexe, comme la visite aux toilettes. Les hommes buvaient. Certains plus que d'autres. D'autres ne buvaient pas du tout, mais ils étaient alors soit des saints, soit des rescapés. Quand les femmes buvaient, ce pouvait être un problème. Les femmes ne buvaient pas, elles prenaient des cachets.
On croyait autrefois qu’il existait des îles flottantes dans la mer autour des Féroé , racontait le papé .
"Alors vous ne parliez jamais féroïen, à la maison ?"
Ma mère répondit d'un ton prudent, neutre.
"Mes parents parlaient féroïen entre eux."
D'abord, je mangeai le pain noir. Puis je laissai la graisse de baleine froide reposer sur ma langue. Je voulais dire quelque chose au sujet de l'assimilation, que l'assimilation est une perte de mémoire méthodique. Je voulais interroger au sujet des fêtes, des repas de Noël, des anniversaires. Je voulais demander si elle connaissait cet instant où une tante ou un cousin se tournait et optait pour le danois, l'instant où l'on devenait un invité dans sa propre famille, l'hôte du sang.
Nous héritons de notre caractère étranger, voilà ce que je voulais dire, on le met dans les valises de la prochaine génération. Je m'abstins.
Les migrations durent trois générations. La première génération ressent la détresse et porte la volonté, la dureté : une lourde pierre qui se déplace à l'aide de sa propre force. Et tout ce que ça a d'insondable.
Il y avait des îles nées de la boisson des marins écossais assoiffés de terre, qu'ils rêvaient scintillantes au milieu des bancs de brume. Les îles paradisiaques de la mythologie chinoise et celles des Celtes, peuplées de nuages. Partout, de tout temps, les êtres humains ont rêvé, trouvé et construit des îles flottantes - une multitude de migrations géologiques à travers l'histoire, des îles mythologiques, littéraires, technologiques. Une flotte entière.
L’alcoolisme est un un tabou étrange , comme le sexe , comme la visite aux toilettes . Les hommes buvaient .Certains plus que d’autres . D’autres ne buvaient pas du tout , mais alors ils étaient soit des saints , soit des rescapés .
comme parlent les vieux...des mots qui tournent lentement à la recherche d'un endroit où se garer.
C'était le papé qui m'avait apprit à collectionner les îles flottantes. Celle d'Eole fut ma première. La littérature européenne ne contient sans doute pas de représentation plus ancienne d'une île flottante, mais depuis, il y en eu beaucoup. Ma collection foisonnait.
En tout cas, il a vécu dans l'avenir jusqu'au moment où il s'est mis à vivre dans le passé. Vu comme ça, il était un authentique migrant.
Elle ne rêvait plus désormais de s'envoler avec les aigles ; quand on doit barboter dans la boue pour trouver de quoi manger, l'imagination se tarit à mesure qu'on devient adulte.
Ma mère m'avait aidée dans la liste de noms. Elle avait aussi noté un peu fraîchement qu'eux n'avaient pas de problème à se souvenir de mon nom. Je m'étais défendue en disant qu'ils n'avaient qu'un nom à retenir, eux. J'avais la sensation d'un grand tas de documents. De rencontrer ma famille comme une leçon que je n'avais pas tout à fait apprise.
La ville est ivre de ses habitants, même là quand le soir vide les trottoirs. Des roues de vélo sifflent. Les gens parlent d’une façon hideuse, mais ils sont faciles à comprendre. elle pense en féroïen et parle en danois. Elle a appris à connaître les routes, le bruit des arbres. Et la forêt. Qu’il existe une forêt.
Lorsque ma omma s'est décidée à mourir, le vent a tourné. Ce soir d'hiver où elle serrait les lèvres et clignait les yeux pour refuser la cuiller de purée, une brume glaciale venue du nord s'insinua dans les champs. Un frimas blanc, plein de secrets, dévorait les chaumes et mâchouillait les branches des arbres pendant qu'omma s'affamait. Plus elle se faisait légère, plus le temps s'alourdissait.
« La première décharge de douleur était venue dans son dos, courte et tranchante comme le cri d’une corneille. Elle avait haleté. La corneille avait enfoncé son bec dans son intimité et avait donné un coup de tête spasmodique. Elle avait crispé les mâchoires. Le soleil s ‘était éteint. Elle s’était glissé sous le pont, tâtonnant après la douleur. »
Les veines de ma mère sont bleues. Entre son aisselle et son coude, elles changent légèrement, prennent une teinte opaline. Les miennes sont d'un vert mat, comme celle de la Tarentule. Petite fille, j'avais eu une période d'obsession pour cette différence de sang. Je faisais des études comparatives des peaux et des maillages en dessous: mon lourd sang vert marécage, le sang de la Tarentule, et son sang à elle, bleu, léger, opalin. Bleu neige, bleu Atlantique, bleu mère, bleu étranger.
Le drapeau des Îles Féroé ! L'emblème de l'indépendance. Sanglante est la croix, bleue est la mer, blanche est l'écume contre le littoral de chez nous.