Sonja Kourakine

Aussi agile qu'une araignée, Rébecca rejoignit sa chambre. Cette nuit-là, elle ne parvint pas à trouver le sommeil. Son corps frissonnait, des battements tambourinaient dans ses tempes et son estomac était noué. Une intense chaleur lui parcourait le bas du ventre, une onde totalement inconnue, mais enivrante. Son coeur battait trop fort et elle avait du mal à respirer. La jeune fille avait à la fois envie de pleurer et de sourire. Jamais elle n'avait été triste et joyeuse en même temps. Que lui arrivait-il ?

Le village renaissait de ses cendres chaque jour un peu plus, si bien que les habitants décidèrent d'appeler leur bourg "Ghealach" en hommage à la mère de Rébecca. Ce nom lui allait parfaitement, car il signifiait "lune" et lorsqu'elle était pleine, elle inondait tant la maison sur la falaise qu'elle semblait glisser jusqu'à la mer sur ses rayons. Quand elle n'était qu'un croissant, elle éclairait le village, la plage et terminait sa course lumineuse dans les flots. A croire que la lune avait trouvé en ces lieux un écrin qu'elle noyait de lueurs protectrices.

- Ce soir, lorsque la lune sera bien haute, je repenserai à tout ça. S'il y a bien une chose que mon père ne peut pas me prendre, ce sont mes rêveries !

Ce dernier s'appelait Thomas Brightman. Il régnait en maître sur la communauté dont il était devenu le pasteur. Il était dur, autoritaire, inflexible et n'hésitait pas à humilier ses filles et son épouse pour les ériger en exemple. Elles étaient les outils de sa suprématie, ses objets qu'il pouvait briser à volonté. Persuadé que Dieu li apparaissait régulièrement pour lui dicter ce qu'il devait ou dire pour les protéger de Satan, il mettait en exergue son patronyme avec orgueil. Il était l'homme de la lumière divine. Et elles, elles marchaient dans son ombre.

Il appela ainsi un à un les membres de son clan, mais seul le vent lui répondit. Qui les avait attaqués ? Des Crows ou des Comanches ? Son instinct d'Indien surpassa le choc épouvantable qui le taraudait : il scruta le sol avec attention comme il l'aurait fait pour traquer un animal. Le jeune homme trouva rapidement des empreintes de sabots ferrés.

- Les Visages-Pâles ! lança-t-il comme un avertissement fait à son clan.

Il s'agenouilla pour se rapprocher de la terre et découvrit els traces d'un chariot. Il posa son index sur les marques et jugea à leur profondeur que la carriole transportait plusieurs personnes. Un instant, une étincelle d'espoir le parcourut et le fit frissonner. Certains d'entre eux avaient-ils été faits prisonniers ? Les autres avaient-ils pu fuir et échapper à cet enfer ? Il lui fallait suivre ces traces qui commençaient déjà à disparaître : la poussière et les herbes qui se redressaient n'étaient pas ses alliées. Toujours à genoux, il invoqua le Grand Esprit de lui venir en aide. Il était impossible de reprendre la route avant que l'aube ne surgît. Alors, le vent changea de direction et tourbillona autour de lui, semblant l'enlacer. Une étrange musique retentit dans le silence et une sorte de bourdonnement de métal enveloppa l'atmosphère. Bientôt, un scintillement argenté saupoudra la plaine et dessina un chemin. Les empreintes qu'il avait relevées un peu plus tôt, brillèrent comme par enchantement. Sans réfléchir, il remonta à cheval et foula au grand galop la voie constellée qui se déroulait devant lui. Le Grand Esprit l'avait entendu et s'exprimait à travers la lune.

Ta peau est blanche, mais ton courage est Cheyenne.

- "Tu m'as lancé un défi, tu as lancé un défi à l'amour même ; je le relève. On verra si l'amour est une brèche ou un pont.""

L’inattendue docilité et la résignation de sa fille l’irritèrent profondément. Il voulait la voir pleurer, protester, se lever et trépigner sur place. Mais en lieu et place de ses expectatives, il ne trouva qu’un large sourire qui fleurissait sur son visage couleur porcelaine. Il rongea son frein, bredouilla brièvement les bénédicités, puis plongea sa cuillère en bois dans le ragoût qui refroidissait. Paralysées, Anna et Abish n’osèrent l’imiter et ne touchèrent rien de leur assiette ce midi-là. Ce fut à peine si elles s’autorisèrent à respirer. Le déjeuner se passa dans une atmosphère des plus pesantes, mais Rebecca garda son calme. Elle ne voulait absolument pas montrer l’étendue de sa détresse intérieure.

« Moi vivante, jamais je n’épouserai Samuel Young », se jura-t-elle.

Elle plongea sa cuillère dans son assiette et dégusta le plat d’Anna avec avidité.