Citations de Stéphanie Chaillou (53)
Elle a dit que, les yeux des enfants pauvres, elle les reconnaissait. Que ceux des pères humiliés aussi. Qu'il y avait cela en elle, inscrite, la force de ces regards.Leur appels. Et qu'à ces appels elle ne pouvait pas résister. Qu'il n'avait pas été possible de résister.
J'avais la tête dure.
Je me souviens que c'est ce que tout le monde disait, à l'époque. mes parents. Mes frères. Mes camarades, à l'école. Mon institutrice. Que j'avais la tête dure. Et je me souviens aussi que cela me convenait très bien . Je préférais avoir la tête dure que ne pas avoir de tête du tout.
Novembre 1987. Marilène s'avoue qu'elle n'aime pas les enfants. Qu'elle n'a pas d'affection particulière pour les petits d'homme. Lorsqu'elle s'en rend compte, elle n'est pas surprise. Elle n'est pas désolée non plus. Elle se sent seulement embarrassée.
Elle avait eu peur que le désir la tue. Elle savait qu’il était possible d’être tué à cause de ça. Désirer. Vouloir trop fort. Elle ne savait pas, alors, si c’était à cause de sa lecture de Madame Bovary ou à cause de son père.
Son père, elle l’avait vu se jeter la tête contre les murs. Pour son père, le réel avait été un mur. Et il s’était jeté la tête dessus.
Marilène avait toujours gardé en mémoire cette image de son père fracassé par son désir. Et elle avait eu peur qu’à elle aussi cela n’arrive.
Marilène refuse les limites de ce que sa mère appelle la réalité. La réalité. Ce que les Coulanges ne peuvent pas faire. Là où ils ne peuvent pas aller. Ce qu’ils ne peuvent pas devenir. Ce à quoi ils n’ont pas droit. Parce qu’ils sont pauvres. Qu’il y a eu Brigneau. Qu’ils ont connu la honte. Et qu’ils ne s’en sont pas relevés.
La honte qui entoure l’enfance de Marilène ne s’accroche à rien de précis. Elle prend la forme d’un éloignement. D’un rabais. Une atténuation diffuse. Pour Marilène, tout est loin. Entaché de distance. La joie. La vie. Tout est comme enfermé dans une impossibilité à éclater, à exister.
Elle a dit que, les yeux des enfants pauvres, elle les reconnaissait. Que ceux des pères humiliés aussi.?
Parfois le théâtre d'Alice ressemble à un abattoir. Un abattoir jonché de corps, de plumes, de viscères. Ca sent la cire chaude et le sang et la merde. Ca sent la chair, les yeux fermés, les aliments. Quand Alice regarde son théâtre, elle pense à des choses qu'elle sait. Alice a une mémoire.
Une sorte d’usure généralisée. Usure des corps, des sentiments. Usure des gestes, des horizons. Usure des matériaux.
Il me semblait que le défaut majeur pour un homme ou une femme, c’était le mensonge. Mentir aux autres, mais se mentir à soi surtout. Ne pas oser se voir. S’éviter. Faire comme si l’on pouvait effacer la réalité, prétendre qu’elle n’existait pas.
Avec leurs mots [ceux de Flaubert, Ionesco, Beckett], ils parvenaient à nommer ce qui m’agitait, ces mouvements de fond, remous souterrains, que je n’identifiais pas, mais que je soupçonnais pourtant et dont je voyais soudain la trace inscrite, indélébile, sur la page.
Je ne vivrais pas cette tristesse, cet abandon. Je ne me laisserais pas enserrer par le désarroi. La réalité ne me ferait pas ce que je voyais qu’elle faisait aux autres, aux adultes, à mes parents. Je ne serais ni pauvre, ni triste, ni résignée.
Ça se passe comme ça sur le visage de ma mère, ce jour-là, dans la cuisine. Les larmes coulent de ses yeux mécaniquement. Sans bruit. Sans émotion. Comme s’il s’agissait seulement pour elles - les larmes - de tomber, se déverser, réguler un trop-plein, quelque chose qu’il faut vider.
Je me souviens que c’était surtout ça qui se passait, quand j’étais enfant. Cette chose-là que je percevais. Leur détresse. Leur peine. Les difficultés qu’ils rencontraient et qu’ils s’efforçaient de nous cacher. Ces sentiments qui floutaient leurs yeux. Comme si une vie se passait à l’intérieur d’eux. Qu’une histoire se prolongeait en eux.
Que quoi qu'ils fassent, quels qu'ils soient, ce à quoi ils ressemblaient, les facultés dont ils étaient dotés, leurs handicaps, qu'ils soient petits, gros, bègues, débiles, intelligents, riches ou pauvres, la règle valait quand même. Ils valaient mieux que les filles. En toute circonstance. Parce que dans l'échelle des êtres, il y avait d'abord eux, puis les filles, puis les animaux.
je n'ai jamais cru à cette histoire de différence entre les filles et les garçons. Même enfant. cette histoire qu'on me racontait. Que l'on voulait faire mienne. Mais dont précisément je ne voulais pas. parce qu'elle aurait été écrite sans moi, avant moi, par d'autres que moi. A ma place en quelque sorte.
Il y avait une sorte d'évidence de la vie en moi. La vie qui opérait ses forces, ses luttes, ses poussées. La vie qui affirmait ses droits, sa puissance illimitée. Je me souvenais combien j'avais envie de m'avancer, de prendre place, de m'affirmer. Une envie folle de rire, de courir, de respirer.
Quand les hommes entraient, les femmes se taisaient. il y avait comme un arrêt qui se produisaient dans leurs corps, à travers leurs bouches. L'air même qu'elles respiraient semblait se suspendre, suspendre sa circulation au moment où les hommes entraient dans la pièce. Comme si elles étaient coupables. Coupables de parler, coupables d'être assises. Coupables d'être dans cette position d'un corps qui ne travaille pas.
Le cerveau de Marie-Hélène Coulanges est apaisé. Apaisé mais vide.
Au lycée de C., Marilène découvre que le monde qui a été le sien depuis son enfance est un monde fini. Un monde petit. Un monde de rien. Un monde ratatiné. Et cela lui cause une peine immense. Une peine qu’elle ne parvient pas à endiguer.