Citations de Stéphanie Kalfon (118)
Les enfants sont des frontières, dit-on, ils nous apprennent où sont nos limites, ils sont nos ombres portées mais portent aussi nos ombres.
Si bien que pour l’enfant à présent je ne suis plus seulement sa mère, je suis devenue l’aînée de ses soucis.
Paul esquive les sujets importants et s’accroche à son piano où il s’obstine à revisiter un morceau de Schubert. Le reste du temps on s’évite, on se heurte, on se coupe les phrases et les trajectoires, bref on s’encombre. Nos discussions tournent court, elles ont la forme d’un graphisme sans relief, un logo, et moi, je me sens à l’étroit. En quelques semaines, notre relation de couple s’est dégradée jusqu’à l’agacement.
Paul se lève brutalement et claque la porte.
- Ne rien faire, ça me rend dingue!
À travers la fenêtre, le froid se lève d’un bond, comme Paul. J’écoute sans réagir le bruit du moteur, départ. Je me demande où mon mari est parti : avec son air de musique classique et son cœur mathématique, est-il bien armé pour retrouver Nina? Il la cherche probablement au gré des rues en se persuadant qu’il va la sauver, lui, le chevalier-papa soudoyant l’inutile et fendant l’incertain. Je l’imagine hagard dans le hasard, roulant à la seule lueur de sa bonne étoile. Il écrase la nuit, mais elle ne diminue pas, la nuit, non, ici aussi.
Et je mesure le soin avec lequel j'ai regardé grandir ma fille. Il a peut-être dépassé la zone "normale" de l'attention qu'une mère doit à son enfant. C'est vrai, j'ai tout aimé de sa petite enfance, ce camaïeu d'inconforts, d'harmonies et de brutalités.
Quatre ans d’écart. Le petit Erik est au sous-sol de la vie parisienne, tandis que le grand Claude [Debussy] est en pleine ascension. D’un côté, la dégaine d’un fil de fer pas très fier de lui, de l’autre un ballon d’orgueil. L’un assis sur ses errances, l’autre debout dans le confort. L’un dans la misère, l’autre dégoulinant de gloire : le cadet fera le pitre et l’aîné applaudira.
A certains âges de la jeunesse, la colère, la provocation et l’insolence cachent seulement une confiance totale en la vie. On y croit totalement. Alors renvoyer du Conservatoire « le petit Erik Satie » en le jugeant médiocre, c’était faire de lui un être minuscule et raté. D’ailleurs, il court toujours prouver à ceux qui le savent et à ceux qui l’ignorent qu’il vaut quelque chose…
Ils ont fait de lui un être défait. Un être de ruine. Les vexations furent si injustes dans son cœur d’enfant qu’elles continuent de le menacer le long des âges. Ils ont fait de lui un être défait, un être de ruine. Qui s’épuisera à prouver que les autres se trompent.
Passer à côté de Satie, c’était la signature de sa vie. Tout le siècle était passé à côté de lui, méprisant son personnage, voyant de la simplicité banale là où il y avait de la délicatesse, prenant pour de l’orgueil le souci de plaire. On était tous passés à côté de lui, y compris Conrad. Quelle horreur ce fut pour lui d’apprendre la mort de son frère par la Presse, la dans un wagon de train sordide et anonyme, en se penchant sur la page du journal d’un voisin éphémère….La mort misérable d’Erik Satie.
Un homme libre et musical, né pour créer et non pour vivre.
« Satie vivait dans son Placard, comme un balai accroché à sa serpillière, repassant le même sol jusqu'à l'infini, prisonnier d'un minuscule rêve de bonheur qui ne pouvait pas tenir dans ses dix mètres carrés."
Les enfants sont des frontières, dit-on, ils nous apprennent où sont nos limites, ils sont nos ombres portées mais porte aussi nos ombres.
Mes soupirs lui disent qu'elle n'est pas à la hauteur, qu'elle n'est jamais suffisante pour garder sa place. Ainsi, elle se retrouve ex æquo avec l'echec: incapable de me consoler et responsable de mon chagrin. Alors elle trimballe son impuissance, ce fardeau ne la quitte plus et lui voûte le dos.
Je suis devenue ce que je redoutais, pareille à ces mères qui encrent sur leur enfant le tampon de l'amour qui déçoit. Au lieu de rester une petite fille préoccupée de jeux et de connaissances, la voilà déportée sur le bas-côté du souci perpétuel.
Quand on parle de couleurs, être complémentaire ce n'est ni s'opposer ni se ressembler. C'est correspondre.
Lui aussi est entrain de changer, il a perdu le goût de nous et je ne fais rien pour le lui rendre.
Nous ne comprenons pas qu'en réalité elle est morte de trouille devant ce tribunal parental qui l'accuse. Qu'il s'agisse d'un violeur ou d'une explication rationnelle, nous voulons confirmer une version de l'histoire et pouvoir blâmer quelqu'un, trouver un responsable pour justifier ce sentiment que notre vie nous a été dérobée.
Décidément, cette fausse Nina commence à prendre le pouvoir sur moi, elle me déstabilise, elle cherche quoi à éclater de rire comme ça ? Je ne le supporte plus...
Ma mémoire valse toute seule en parcourant les dates des vaccins et des diagnostics, c'est délicieux ces traces du temps je me rappelle ses toux en rafales, ses pieds malhabile, et puis ses sourires qui avaient tant tardé à venir, tant tardé à venir. Je m'effondre en larmes.
J'ai cru que c'était le noir qui avait englouti ma fille, mais cette nuit avait eu lieu en moi. Mon cœur était juste, mais mon cerveau avait faux.
J'aimerais qu'elle comprenne d'où vient cette nuit sans ombre où j'ai glissé, sans elle, pour elle, avec elle.