![Le Slynx par Tolstoï (II) Le Slynx](https://images-na.ssl-images-amazon.com/images/I/51R249W3ZKL._SX95_.jpg)
Et même si la gueule était celle d'une brebis, du moment que l'âme est humaine – Proverbe russe -
Le Slynx est le premier et unique roman de Tatiana Tolstoï, écrit en 2000 et traduit en français en 2002. J'ai cru confusément au début de ma lecture qu'il s'agissait de la fille aînée de Léon Tolstoï, Tatiana Soukhotina-Tolstoï, mais il n'en est rien. Cette autrice russe est née en 1951 à Léningrad et a commencé à publier des récits dans différentes revues en 1983. La Tatiana de ce Slynx est également une descendante du grand écrivain, mais d'une descendance plus lointaine. Elle est considérée cependant comme l'une des principale voix littéraire de la nouvelle Russie née avec la chute du communisme.
Cette oeuvre aurait demandé treize années de travail à l'auteure. Treize années pour nous mitonner un livre flamboyant. Une anti-utopie acerbe pleine d'humour noir.
Oui, le moins que l'on puisse dire est qu'il s'agit d'un roman éminemment singulier, une fable truculente, une satire burlesque, cynique et comique de la société russe, de son pouvoir autocratique. Et surtout un formidable hommage aux livres et à la littérature.
Il mêle légendes et superstitions, poésies et chants de l'ancienne Russie et relève à la fois du fantastique et de la science-fiction. Un entrelacement d'une grande richesse et, je dois le dire, parfois déroutant, surtout au début du livre, serti par une langue ludique parsemée de mots inventés et de tournures très rabelaisiennes, pour reprendre l'adjectif utilisé par Marie-Laure (@Kirzy) à qui je dois (une nouvelles fois) cette lecture (mille mercis Marie-Laure !!).
Les éditions Les Argonautes nous offrent cette année 2024 une belle réédition (il faut dire que l'édition en 2002 était passée quelque peu inaperçue) dans laquelle le traducteur, Christophe Glogowski, a fait un travail tout à fait remarquable…En effet, l'écriture truculente et particulièrement inventive, libre, pétillante et grivoise, a dû donner pas mal de fils à retordre au traducteur…je me suis demandée à plusieurs reprises comment il avait pu ainsi rendre compte des inventions de langage, des expressions dont use et abuse l'auteure…Il explique en préambule avoir développé une sorte de langage archaïque, mâtiné d'ancien français (il s'est nourri du français du 16ème siècle), afin de rester au plus près de l'esprit voulu par l'auteure russe, de son ton ironique, de sa verve ludique. C'est très audacieux mais pose éminemment la question de la traduction au centre de cet ouvrage. Je connais quelques amis ici (n'est-ce pas Sonia ?) qui auraient été grandement interpellés par cette problématique et ces choix.
Le Slynx m'a fait penser à la mythique « chasse au dahut », expression désignant une mission absurde, un canular, qu'on retrouve dans différentes sociétés et cadres institutionnels, qui consiste à pousser les « victimes » à accomplir des actions manifestement stupides. Or là, Tatiana Tolstoï a poussé toute la société russe dans un état manifestement absurde, du moins burlesque, puisqu'elle la fait revenir à l'état féodal suite à l'Explosion, sans doute une catastrophe nucléaire, l'auteure ayant démarré la rédaction de ce roman en 1986 (Impossible de ne pas faire le parallèle avec Tchernobyl) ; à moins que ce ne soit l'Explosion de l'après Pérestroïka et du retour d'un pouvoir autocratique avec Poutine ; ou alors l'Explosion de la révolution bolchévique et des ravages du communisme.
Nous sommes trois siècles après cet événement, dans un petit village de steppes et de forêts parsemées d'isbas sombres, et où chaque élément de la communauté est décrit par Tatiana Tolstoï de façon pittoresque depuis les repas, en passant par les croyances, les superstitions et les fêtes, ou encore le travail quotidien qui rythment cette étrange communauté.
L'auteure a le don pour croquer certaines scènes (celle par exemple du jour de paie est absolument géniale) et se moquer des structures profondes de la société russe avec subtilité et en mettant en valeur la précarité du peuple, l'absurdité de l'impérialisme, la mélancolie qui étreint ce peuple, le peu de place accordé à l'individu, la bureaucratie absurde.
L'Humanité a subi d'étranges mutations. Ceux nés après l'Explosion ont de multiples doigts ou pas de doigts du tout, certains ont des oreilles aux aisselles, d'autres une apparence de centaures, ou encore des crêtes de coq sur les paupières, des queues, de longues griffes, certains crachent du feu…dégénérescences, Séquelles comme les nomme certains, atavismes pour d'autres, rendant les femmes et les hommes presque à l'état de bêtes, sans parler des transcarnés, sortes de sous-homme servant d'esclaves et traités comme des bêtes de somme.
Les gens nés avant l'Explosion n'ont pas de Séquelles mais sont devenus immortels. Seuls des éléments extérieurs, champignons vénéneux par exemple ou accident, peuvent tuer ces multi-centenaires.
La cohabitation entre ces deux types d'êtres est délicate, les premiers, nés à l'âge de fer sont sauvages, féroces, vulgaires, sales et immoraux, et font penser à des monstres de Jérôme Bosch ou aux personnages de Maurice Pons dans les Saisons. Ils se nourrissent de vers et de souris. Les seconds ayant connu le monde d'avant, davantage marqués par le progrès, la culture et le confort. Ils vivent dans l'attente d'une renaissance spirituelle.
Nous suivons les pérégrinations de Benedikt, fils métissé d'une femme née avant l'explosion (mais décédée suite à l'ingurgitation de dattes contaminées) et d'un homme née après (qui ne supportait d'ailleurs pas de voir sa femme ne jamais vieillir). Il incarne le mélange des deux mondes, celle de l'avant et de l'après Explosion.
Benedikt est scribe du gouvernement et copie chaque jour sur des bouts de bois de bouleau la poésie du tyran en place…des poèmes qui ressemblent étrangement aux plus grands poèmes russes des 19ème et 20ème siècles. C'est leur seule source de culture, les livres antiques sont totalement interdits car, irradiés, ils peuvent contaminer quiconque les toucherait.
La passion boulimique de lecture de Benedikt, passion transmise par son beau-père, va le conduite progressivement dans la quête acharnée d'ouvrages anciens, chose interdite, quête ainsi entachée par la peur irrationnelle d'être attaquée par le Slynx, félin imaginaire, mystérieux et invisible, destiné à terrifier la population, métaphore de la cruauté, de l'égoïsme, de l'immoralité, de le perte de valeur morale pouvant engloutir les hommes. Cette interdiction n'est pas sans rappeler Fahrenheit 451 de Bradbury.
Dans ce livre sur l'amour des livres, sur le rôle salvateur de la littérature, dans lequel Pouchkine est particulièrement mis à l'honneur mais aussi Blok, ou encore Lermontov, Mandelstam, et tant d'autres, les deux niveaux de lecture pouvant être appréhendés - le niveau de lecture politique pointant du doigt le pouvoir totalitaire en place et l'abêtissement de la population consécutive, la langue de bois du pouvoir russe aboutissant à des situations ubuesques ; et le niveau de lecture plus écologique mettant en valeur les conséquences d'une explosion nucléaire - rendent la lecture vraiment très intéressante.
Alors que le souvenir de Tchernobyl, et l'angoisse des séquelles physiques consécutives, est bien présent comme le montre le physique monstrueux des personnes, la disparition d'une grande partie de la faune et de la flore, les oeufs en forme de triangle, la contamination des fameux ardents, sorte de dattes, nous devinons également une satire de la politique russe du 20ème siècle. Ainsi le village change-t-il de nom au fil des dictateurs par exemple, la liberté d'expression est vaine, le culte du chef poussé à son paroxysme. Les deux niveaux de lecture sont bien entrelacés. Et les générations avant et après ces explosions appartiennent à deux mondes différents comme le montre de façon métaphorique le livre.
Attendez-vous à exploser de rire à tout moment, à trouver certains passages étranges, à sourire tendrement, à être étonnée par l'inventivité de la langue, à être touchée par la mélancolie qui transparait en filigrane, à grimacer aussi parfois… L'humour est corrosif, la dénonciation frontale, le ton de la fable poétique donne une teinte surannée au charme irrésistible.
Ai-je aimé ce livre ? Enormément et de façon croissante au fil des pages. Si j'avais du mal au premiers tiers du livre à plonger dedans tant le style est dense et exigeant, original et décalé, une fois ma lecture lancée, le burlesque et l'humour m'ont totalement enchantée. La dénonciation est délicieuse et tellement bien vue. La langue châtiée et grivoise à la fois. Les références culturelles passionnantes.
Le Slynx est une fable grotesque et fantastique derrière laquelle se cache en réalité un éloge somptueux de la littérature. C'est un récit à découvrir absolument, mais notez qu'il faut un peu s'accrocher au début pour mieux savourer la substantifique moelle de cette incroyable maestria verbale considérée comme un chef d'oeuvre et un classique de la littérature russe contemporaine ! Un ouvrage d'autant plus troublant à l'heure où la Russie mène la guerre en Ukraine…espérons que le Slynx fasse un détour par le Kremlin…et en attendant, lisons !
"Toi, Livre, toi seul oncques ne me trompes, ne me malmènes, ne m'offenses, ne me quittes ! Silencieux, tu ris pourtant, tu cries et tu chantes ; humble et docile, tu me surprends, me stupéfies, me taquines, me séduis ; tu es si petit, et cependant peuplé de nations innombrables ; tu n'es rien qu'une poignée de lettres, mais pour peu que tu le veuilles, tu me fais tourner la tête, me déroutes, me chavires, m'embrumes, et voilà que perlent les larmes, le souffle vient à manquer, l'âme toute entière palpite comme une toile au vent, ondule, déploie ses ailes ! "
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