Leur monde était désormais celui de la survie, un monde animal où ils mordaient, tailladaient, déchiquetaient et, parfois, léchaient mutuellement leurs plaies. Certes, ils rafistolaient et pansaient les blessures et envoyaient les hommes plus loin pour qu’ils soient de nouveau rafistolés et pansés ; mais eux, les guérisseurs, ne savaient plus guérir parce qu’ils ne parvenaient ni à penser ni à sentir, et ne se souvenaient plus de la dernière fois où ils avaient pensé ou senti autre chose que leur condition d’animaux – pourchassés, pris au piège et transis.
Elle continuait à incarner ce que toutes les infirmières avaient incarné un jour : l’amour et l’espoir pour des garçons sur le point de mourir. Ce que toutes les filles avaient pensé devenir, longtemps auparavant, lorsqu’elles avaient traversé pour la première fois l’Atlantique dans des navires titanesques, en route pour la guerre en Europe, riant et chantant en chemin comme s’il s’agissait de la plus amusante des garden-parties. Une des civières se trouvait à moitié à l’intérieur d’une ambulance qui, à cause de la pluie, avait reculé jusqu’au rabat de la tente. Au moment où les garçons de salle s’arrêtèrent pour assurer une meilleure prise sur le bois glissant des poignées, le patient se mit à battre des bras, les yeux fous, en émettant des bruits comme un personnage bâillonné dans un film de gangsters. En un instant, Queenie fut à ses côtés et attrapa les pinces coupantes accrochées à la civière tandis que du vomi jaillissait par les narines de l’homme dont la bouche était maintenue serrée par des fils de fer. Il s’étouffait, en pleurs et en état de panique ; Jo aperçut le blanc de ses yeux depuis l’autre côté de la tente. Et Queenie continuait à sourire, à lui parler sans jamais s’interrompre.
Elle savait boire – ce qu’on appelle habituellement boire –, chose surprenante vu sa taille, et elle jurait aussi bien que n’importe quel homme. De plus, elle savait jouer ; comme elle avait ri le jour où elle avait gagné un négligé de soie noire en jouant au poker avec des officiers français à Alger ! (Elle avait fait cadeau de cet objet aussi beau qu’inutile à Jo qui, fraîchement arrivée et encore soumise aux règles morales, était restée sans voix, gênée et secrètement enchantée.)
Les choses n’avaient pas toujours été comme ça. Elle-même n’avait pas toujours été comme ça. Il fut un temps où ses mains étaient belles – où toute sa personne était belle et indemne. Elle était jeune alors, ses courbes, agréables, jamais assez à son goût à cette époque mais, grands dieux, comparées à son corps actuel, tout en angles et en os, elle avait été une vraie Rita Hayworth. Sa peau était douce, sa chair ferme et épanouie. Ses cheveux châtains brillants, coiffés en un chignon serré, rappelaient qu’elle avait du sang irlandais par son père ; une veine marron traversait le bleu de son œil gauche et faisait dire à sa mère italienne qu’elle se reconnaissait dans sa fille. Giuseppina Fortunata « Jo » McMahon… Pendant son enfance à Brooklyn, où les habitants revendiquaient si férocement leurs origines, elle avait eu l’impression d’être une sorte d’agglomérat, ni l’un ni l’autre entièrement mais les deux en même temps. Elle invoquait autant saint Patrick que saint Janvier et mangeait des lasagnes aussi bien que du corned-beef avec du chou. Mais, après presque quatre ans de cuisine roulante et de rations désignées par des lettres de l’alphabet, elle était incapable de penser à de la vraie nourriture. Pas maintenant. Elle ne l’aurait pas supporté.
Jo s'était endurcie pour que ni l'amour ni les sentiments ne l'entravent plus, et pour interdire l’accès du chagrin à son cœur.
Elle continuait à incarner ce que toutes les infirmières avaient incarné un jour : l'amour et l'espoir pour des garçons sur le point de mourir. Ce que toutes les filles avaient pensé devenir, longtemps auparavant, lorsqu'elles avaient traversé pour la première fois l'Atlantique dans des navires titanesques, en route pour la guerre en Europe, riant et chantant en chemin comme s'il s'agissait de la plus amusante des garden-parties.