Presque tout ce que l'on a fait jusqu'ici en faveur des pauvres a eu pour effet d'obscurcir le sujet et de cacher à leurs yeux la vraie cause de leur misère. Alors que son salaire suffit à peine à nourrir deux enfants, un homme se marie et en a cinq ou six à charge: il se trouve donc jeté dans une cruelle détresse. Il s'en prend alors au taux des salaires, qui lui paraissent insuffisants pour élever une famille; ou bien il accuse sa paroisse de ne pas lui venir en aide; il flétrit l'avarice des riches, qui lui refusent leur superflu; il accuse les institutions de la société, qu'il trouve injustes et partiales. Il va peut-être même jusqu'à accuser les arrêts de la Providence, qui lui ont assigné dans la collectivité une place si exposée à la misère et à l'asservissement. Ainsi, il cherche partout des sujets de plainte, mais il ne songe nullement à tourner ses regards du côté d'où vient le mal dont il souffre. La dernière personne qu'il pensera à accuser, c'est lui-même, alors que lui seul est à blâmer!
Considérons maintenant la surface de la terre, en posant comme condition qu'il ne sera plus possible d'avoir recours à l'émigration pour éviter la famine. Comptons pour mille millions le nombre des habitants actuels de la Terre. La race humaine croîtra selon la progression 1, 2, 4, 8, 16, 32, 64, 128, 256... tandis que les moyens de subsistance croîtront selon la progression 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9. Au bout de deux siècles, population et moyens de subsistance seront dans le rapport de 256 à 9 ; au bout de trois siècles, 4 096 à 13 ; après deux mille ans, la différence sera immense et incalculable.
Le rythme d'accroissement de la population, de période en période, l'emporte donc tellement sur celui de l'augmentation des subsistances, que pour maintenir le niveau et pour que la population existante trouve toujours des aliments en quantité suffisante, il faut qu'à chaque instant une loi supérieure fasse obstacle à son extension. Il faut que la dure nécessité la soumette à son empire, et que celui de ces deux principes opposés dont l'action est tellement prépondérante soit contenu dans d'étroites limites.
Au grand banquet de la nature [...] le pauvre n'y a point de couvert disponible pour lui.
Dans le règne végétal et dans le règne animal, la nature a répandu d'une main libérale, prodigue, les germes de vie. Mais en comparaison, elle a été avare de place et de nourriture. S'ils avaient assez d'aliments et de surface pour se développer librement, les germes d'existence contenus dans notre petit bout de terre suffiraient pour remplir des millions de monde en l'espace de seulement quelques milliers d'années. Mais la Nécessité, cette loi impérieuse et tyrannique de la nature, les cantonne dans les bornes prescrites. Le règne végétal et le règne animal doivent se restreindre pour ne pas excéder ces limites. Même la race humaine, malgré tous les efforts de sa Raison, ne peut échapper à cette loi. Dans le monde des végétaux et des animaux, celle-ci agit en gaspillant les germes et en répandant la maladie et la mort prématurée : chez l'homme, elle agit par la misère.
À peine les relations renouées, Malthus avait publié un nouvel ouvrage, dont le succès avait éclipsé celui du premier : Essai sur le principe de population, ou exposé de ses effets sur le bonheur humain, dans le passé et le présent, avec des recherches sur nos perspectives de supprimer ou de diminuer à l'avenir les maux qu'il occasionne (1803).
Si tous pouvaient être soulagés, si la pauvreté pouvait être bannie, même au prix du sacrifice des trois quarts de la fortune des riches, je serais le dernier à dire un seul mot pour m'opposer à ce projet.