Venko Andonovski le 3 mars 2015 à Bruxelles
devant la porte de la Maison de la Bellone (XVIIème siècle)
En anglais sous-titré FR
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Les hommes ont toujours menti, mentent et mentiront, mais ils croient en leurs propres mensonges. Pourquoi les hommes mentent-ils à eux-mêmes, aux autres, et s’obligent à croire à leurs propres mensonges, alors qu’ils savent que le mensonge est de la boue ? Si tu mens une seule fois, les autres mensonges suivront, malgré toi : l’un sert à justifier l’autre, à donner une auréole à la vérité. Aussi, une série de mensonges demande-t-elle un mensonge supplémentaire pour justifier et annuler le précédent. Pourquoi ?
Parce que le mensonge est une marchandise. On le vend dans un emballage 100 % vérité ou bien on l’échange contre l’honneur et la réputation sociale. Ensuite, ces images et ces mots joliment emballés servent à faire une carrière dans la société. Plus les mots et les images sont faux, plus ils ont du succès. Alors, cette galaxie d’images et de mots échappe complètement à notre contrôle : Ils se multiplient et poussent comme des champignons, de sorte qu’une image fausse en fait naître une autre, celle-ci une troisième, et c’est pareil avec les mots.
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Il est dit : seule la vérité n’a pas besoin d’ajout : elle n’a pas de queue, donc elle n’est pas le diable. Elle est la seule chose qui, si tu lui ajoutes quelque chose de superflu, diminue. Toutes les autres choses s’agrandissent, la vérité est la seule qui diminue. Voilà pourquoi celui qui aime la vérité n’arrive jamais sur un trône, il vit dans la solitude : dans un monastère, dans une grotte ou dans une bibliothèque !
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D’ailleurs raconter des histoires n’est absolument pas une chose naïve et bénigne. Disons plutôt : maligne. Quand quelqu’un sait bien raconter, tu ne respires pas, tu ne cilles pas, tu es tout entier transformé en oreille. Tu écoutes. Les linguistes ont démontré, depuis longtemps, que dans un message oral bien organisé, qui accapare entièrement l’attention de l’auditeur, le sentiment de l’écoulement du temps disparaît. Le temps cesse : on entre dans l’intemporel. Dans les messages mal organisés (par exemple, lorsque quelqu’un oublie où il en est ou qu’il se met à bégayer), dans cet état intemporel de nirvana, le temps se faufile immédiatement, tel un intrus, et détruit ce monde paradisiaque. Tu comprends que tout était mensonge, illusion, tu te rends compte de nouveau que le temps continue de couler, et là où est le temps, là se trouve la réalité. C’est pour cela qu’il arrive, quand tu te laisses bercer par une histoire, que tu oublies le temps, l’éphémère, la fin, et que tu te frappes sur le front quand tu vois l’heure. Il est temps de dormir mais tu es pris par des mantras ou un prêche. Les narrations servent à faire passer le temps d’une façon inouïe. Elles sont une anesthésie. C’est pour cela que l’effet des narrations, surtout chez les petits enfants, est le sommeil, le rêve. C’est une petite mort – qui, heureusement, se termine avec la résurrection de l’éveil, le matin suivant.
C'est vrai, l'homme était bon : il a même rougi lorsqu'on me montrait. Et la bonté est plus importante même que le pain. Le désir et la passion ouvrent des blessures ; la bonté les lèche et les guérit. Alors soit, Jovana ! Que ton mariage se fasse. Celle qui se marie avec la bonté, même sans passion, sera protégée comme une rose. Les épines deviendront du coton : le désir est une épine, le coton la bonté humaine. Il ne peut pas te piquer, te faire du mal, faire couler ton sang.
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- … Je veux dire que si l’homme disparaît de la terre, le diable sera vaincu pour toujours et son ombre éternellement chassée. C’est pourquoi Dieu ne cherche pas à vaincre le diable : pour le tuer définitivement, il serait obligé de tuer l’homme. Et il aime l’homme. »
"Ne me regarde pas ainsi, comme si c'était la première fois qu'il t'arrivait d'entendre ta voix dans la bouche d'un autre ; tu ne fais que te souvenir à travers ma bouche de ce que tu savais depuis toujours, et que les livres ont effacé dans ton cerveau ; le savoir, les livres, les séminaires, les écoles - tout cela ne sert pas à mémoriser mais, au contraire, à oublier."
Je t'interromprai donc chaque fois que je remarquerai que tu t'abandonnes avec volupté, les pupilles élargies d'émotion, que tu te donnes d'une façon lubrique à ce livre, à ces lignes brodées derrière lesquelles existe et n'existe pas un monde que j'invente. Retiens bien ce JE !
D'ailleurs, raconter des histoires n'est absolument pas une chose naïve et bénigne. Disons plutôt : maligne. Quand quelqu'un sait bien raconter, tu ne respires pas, tu ne cilles pas, tu es tout entier transformé en oreille. Tu écoutes. Les linguistes ont démontré, depuis longtemps, que dans un message oral bien organisé, qui accapare entièrement l'attention de l'auditeur, le sentiment de l'écoulement du temps disparaît. Le temps cesse : on entre dans l'intemporel. (...) C'est pour cela qu'il arrive, quand tu te laisses bercer par une histoire, que tu oublies le temps, l'éphémère, la fin, et que tu te frappes sur le front quand tu vois l'heure. (...) C'est pour cela que l'effet des narrations, surtout chez les petits enfants, est le sommeil, le rêve. C'est une petite mort - qui, heureusement, se termine avec la résurrection de l'éveil, le matin suivant.
Car les yeux sont aussi un livre, le cahier le plus pur, rempli d'une écriture faite d'une encre invisible : les larmes sur un parchemin noir, une écriture cachée dans une pupille, la seule ouverture sincère qui s'élargit et se rétrécit comme le cœur d'un agneau éventré, ce petit trou à travers lequel le cœur regarde en cachette le monde depuis la profondeur et l'obscurité des entrailles.
Les rêves sont une écriture de lumière muette ; on rêve les yeux fermés, pas les oreilles ouvertes.
Padre Benjamin n'avait pas vu une telle pleine lune depuis son enfance. Et elle naissait toujours là-bas, derrière les cimes des chênes, qui, tels des couteaux s'enfonçaient dans le ventre arrondi du ciel prêt à l'accoucher : elle, agneau adorable à peine mis bas. Puis, pendant son voyage sur le ciel, les nuages la léchaient avec leurs langues et elle devenait propre, d'abord orange (où partait donc ce sang, mon Dieu, sinon dans la rougeur des nuages du lendemain au coucher du soleil ?), puis jaune comme un citron, et, à la fin, blanche comme la levure, pleine comme l'oeil nocturne qui voit tout. En quelques minutes elle fût lavée et se tenait sur la colline, éclairant le moulin comme un lieu où devait se passer quelque chose d'important.
Je suis peut-être un personnage de roman, sans que je le sache. Peut-être que tout ce que je vis n'est qu'une vie de papier. Je suis peut-être moi-même un être de papier. Je vis peut-être dans ce roman. L'être humain n'est peut-être que le rêve de l'ombre, alors que l'ombre est tout.