Vincent Hauuy

Je me suis arrêté un instant pour profiter du calme. Hélas, un sentiment de désespoir a chassé bien trop tôt ma plénitude contemplative. Je ne pouvais m'empêcher de voir dans ce ciel féérique une fresque de fin de monde. Une élégie célébrant l'extinction de l'humanité.

- Tu vois Florian, ton raisonnement est binaire. Si votre groupe d'idéalistes avait été élu, vous auriez tenté de passer vos lois en force. Alors qu'on a réussi de belles choses. La tour d'assainissement de l'ai, le carburant solaire. De plus en plus de mini-soleils sont implantés...

Je l'ai regardée, éberlué. Je me demandais si elle vivait dans le même monde que moi.

- Et l'eau potable ? Le phosphore ? Les terres rares ? C'est bien d'administrer des antibiotiques à un organisme infecté, c'est mieux de le faire avant la septicémie.

Mouvements migratoires et pauvreté obligent, ceux qui n'avaient plus rien s'en prenaient aux plus fortunés et aux paysans. Les forces de l'ordre étaient débordées et même les milices privées ne suffisaient plus à protéger les nantis calfeutrés dans leur forteresse.
Quand on a tout perdu, la perspective de la mort n'est plus un frein.

Et en face, nous savions que vous étiez dans le vrai. Seulement, on doit composer avec le monde politique. C’est un univers complexe et fragile. On ne règle pas les problèmes d’un coup de baguette magique. On se retrouve au confluent de plusieurs forces qui ne vont pas souvent dans le même sens.

— Non, pas d’accord avec toi. Une seule force compte : le fric. Et il va toujours dans le même sens.

J’ignore ce qui me perturbait le plus. Qu’une intelligence puisse violer le secret médical liant un patient à son médecin ou qu’elle soit capable d’utiliser ce genre d’information afin de détecter une faille et de manipuler un être humain. Je ne pouvais m’ôter de l’esprit que nous avions ouvert la boîte de Pandore et que nous œuvrions, sans en avoir conscience, à notre prochaine destruction, déjà bien amorcée par l’impact climatique et le chaos géopolitique.
Quant à la déduction de Chloé, mystère.

Claire m’a appris que le conflit en Amérique du Nord touchait à sa fin. Les Canadiens et les Américains s’étaient enfin mis d’accord sur le prix de l’eau. Plus grave, un nouveau morceau du glacier Totten, dans l’Antarctique, s’était détaché. Les scientifiques prévoyaient une montée des mers et des océans dans les prochains mois et les pays concernés se préparaient à y faire face. La côte atlantique de la France allait être touchée.
Toujours du côté français, le couvre-feu était maintenu suite à l’escalade des affrontements entre réfugiés climatiques et milices.

— Et pour l’abri ?
— Tu t’es pas mal débrouillée. Je suis impressionné.
Son regard s’est durci en une fraction de seconde.
— Ne me mentez pas.
— Je ne mens jamais. Tu n’es pas encore très rapide, mais tu as le coup de main. Je suis sincère. Et crois-moi, tu partais de loin.

— Tu apprends vite.
— J’ai surtout une très bonne mémoire, et je lis beaucoup. Mais merci.
Zoé a jeté un œil à son bracelet-montre et s’est levée d’un bond.
— Je vais devoir vous quitter, j’ai rendez-vous avec ma psy. Je sens que je vais bien m’amuser.
— Passe-lui le bonjour de ma part.
— Non. Désolée, mais je ne suis pas entremetteuse. On se voit demain… coach.
J’ai regardé Zoé partir vers l’entrée de la jungle artificielle, convaincu que malgré notre « pacte », mon travail d’entraîneur n’allait pas être de tout repos.

Depuis l’incident de Miami, j’étais persuadé que je ne retournerais jamais aux États-Unis. Mais la mort d’Ashik et la dévastation de mon refuge m’avaient poussé à accepter le poste d’entraîneur, et par la même occasion à travailler pour la DGSE.
La voix de Sandra s’était tue depuis que j’avais passé ce coup de téléphone à ma sœur. Culpabilité oblige, j’avais attribué ce silence à une condamnation de sa part. J’avais le sentiment de trahir doublement ma promesse, en m’exposant à un danger potentiel et en abandonnant mon projet de créer un environnement autosuffisant.
La sensation d’avoir agi pour une bonne cause ne contrebalançait pas l’angoisse de ne jamais plus entendre ma fille.

— Et voilà, tu sais tout ou presque.
J’ai longuement regardé ma sœur avant de lui répondre.
— Et quel est le rapport avec moi ? Je ne vois toujours pas ce que je fais ici.
Elle a levé les yeux au plafond, comme si elle cherchait ses mots.
— Alejandro s’est confié à Pierrick sur le fonctionnement du programme et sa phase préparatoire. Plusieurs coachs vont venir du monde entier pour s’occuper des participants.
Elle a marqué une pause, comme si elle m’invitait à parler.
— Et ?
— Et Pierrick t’a proposé.
Je me suis redressé dans le canapé.
— Il a fait quoi ?
— Il a suggéré ta candidature comme entraîneur dans l’émission. Et Alejandro a accepté.
— Bordel de merde, mais quelle idée à la con !
— Si maman était encore là, elle te ferait mettre un euro dans la boîte de conserve.
Je n’ai pas relevé, trop furieux.

Quand on a tout perdu, la perspective de la mort n’est plus un frein.

Je ne pouvais m’empêcher de voir dans ce ciel féérique une fresque de fin de monde. Une élégie célébrant l’extinction de l’humanité. Et plus j’observais l’horizon, plus une question grandissait : combien de matinées comme celles-là, avant que nous ne disparaissions tous ?

J’avais quatre ans de Légion étrangère derrière moi, mais je n’étais qu’un homme. Rouillé, qui plus est.
Face à un seul pillard ou deux, j’avais mes chances. Face à une bande de pillards, aucune.
Je me suis assis, dos contre un arbre, et j’ai pleuré comme un enfant. Je n’avais pas lâché une larme depuis l’enterrement. Mais la digue s’était rompue.

Autour de moi, j’observais les derniers représentants du capitalisme moderne. Un système en bout de course, fragilisé par sa voracité sans limites et son autophagie.
(Dans l’avion qui ramène Florian aux Etats Unis)

A peine arrivé à l’aéroport, j’ai constaté que le pays était davantage marqué par la crise que la France et les autres nations européennes.
Afflux des migrants, conflits aux frontières, multiplication des catastrophes météorologiques : les Etats Unis avaient dû faire face à une explosion de violence sans précédent. Et la plupart des citoyens étaient armés.

Pour ma part, je pensais qu’il n’y avait pas besoin d’un supervolcan ni d’un tremblement de terre dévastateur pour achever l’humanité. Elle y parvenait très bien toute seule et je craignais bien plus l’inquiétante montée en puissance des groupes religieux militarisés et autres sectes.

A condition que le monde soit toujours là, ai-je pensé. J’avais ce réflexe dès qu’on évoquait le futur de l’humanité. Surtout dès qu’on évoquait le futur de l’humanité. Surtout lorsqu’on mettait en avant ses progrès. Et puis, seuls les très riches pourraient bénéficier des améliorations à venir. Certains s’étaient déjà réfugiés dans des tours d’ivoire technologiques où ils vivaient en quasi autonomie, avec un minimum de présence humaine. Les démiurges d’un monde robotisé.

La survie ne souffrait d'aucune approximation ni légèreté.

La solitude, cette fausse amie, l’attend au cœur de l’obscurité, avec son lot de questions. Plus que jamais, elle est un miroir dans lequel Noah craint de se refléter.

- Qui es-tu, Noah Wallace ?
Là encore, la réponse est simple : celui qu’il choisira d’être.