Cette musique si particulière rendait à ses yeux les Tziganes attirants et mystérieux. Il avait essayé d'apprendre de ses parents certaines choses qui mettraient ce secret en lumière. Mais son père avait sèchement réglé la question en déclarant que ce qu'ils faisaient ce n'était pas de la musique sérieuse et que celui qui voulait arriver à quelque chose en musique n'avait pas à se casser la tête à propos de ce genre d'orchestres de quatre sous.
Chopin se tut, ils cessèrent de discuter. Ils ne pouvaient se comprendre. Mais la tendresse de leur amitié n'en était aucunement affectée. Ils s'aimaient baeucoup. Le Polonais aimait la flamme, l'élan, la passion du Hongrois. Le Hongrois aimait la noblesse native du Polonais, sa finesse de sentiments, sa malice charmante, sa chaleur slave. Le monde coloré et berceur de ses mazurkas l'enchantait.
L'attention de l'enfant était constamment en éveil et il apprenait à composer. Il y avait ici mille choses à apprendre. Chacun des instruments de l'orchestre lui parlait avec une couleur et une expression différentes, la multiplicité de leurs combinaisons lui dévoilait des nuances toujours nouvelles. Le fier violon, l'alto rêveur et mélancolique, le violoncelle ondulant, la harpe amoureuse, la flûte langoureuse, la contrebasse passionnée, la timbale étincelante se tenaient tous devant lui comme autant de personnages qui lui auraient été présentés.
— Tu n'es encore qu'un enfant, tu ne peux le comprendre. Cela doit être ainsi, c'est l'ordre du monde.
— Mais nous ne sommes pas des hommes comme eux ?
— Bien sûr que non. L'artiste se trouve en dehors de la société. Ni dans le bas, ni au sommet, seulement à l’extérieur.
Le lendemain ils partirent enfin pour Augsbourg. Ils y restèrent une semaine. Ils y firent de nouvelles connaissances, le père recommença à courir en mille endroits et le même scénario se produisit : un public clairsemé au premier concert, une salle comble au second. Les grands seigneurs, les invitations, les gens ébahis dans le magasin de musique, les cours de français, sans interruption. Puis ce fut Stuttgart. Un autre dialecte, de vieilles maisons romantiques, de nouveaux visages, deux concerts, des cours de français. Puis Strasbourg. Des hommes différents, beaucoup de conversations en français autour d'eux. Deux concerts, l'un dans la salle des concerts, l'autre au théâtre.
Joue-t-il mieux que moi ? Non, il y a des points où il me rattrape mais moi je sais plus de choses que lui. La différence est capitale : lui il fait parler le piano, moi j'ai vaincu le piano, c'est moi-même qui parle quand je joue.
Ce qui est beau, c'est ce qui exprime le plus parfaitement les rapports divins existant entre les phénomènes du monde. En d'autres termes, plus une œuvre d'art prouve Dieu dans l'infini de sa création, plus elle est belle.
Il ne fallut pas trois jours pour que sa popularité déjà grande à son arrivée se transformât en une adoration générale. Il était à présent incapable de lire les lettres qui lui parvenaient par centaines. Les journaux publiaient des poèmes écrits à sa gloire. On parlait de fervents admirateurs qui avaient dépensé leur dernier sou pour pouvoir l’entendre. La ville de Pest l’avait fait citoyen d’honneur, le comité avait rédigé une adresse au palatin Jozef pour qu’il intervînt en tant que préfet du comitat auprès du souverain en faveur de l’anoblissement de Liszt.
Quel âge avez-vous ?- je vais avoir vingt ans.- c'est une grande chose. Les meilleurs pianistes ne sont pas parvenus à ce degré de perfection, même à l'apogée de leur gloire.-c'est justement cela qui est épouvantable.-pardon ? Épouvantable ? Qu'y a-t-il là-dedans d'épouvantable ?-le fait qu'on ne puisse pas aller plus loin. J'ai vingt ans. Que vais-je faire de ma vie ? Quel sens peut avoir la vie si l'on ne peut pas aller plus loin ? Dois-je me répéter pendant quarante ans encore ?
Ils étaient gênés tout les deux. Ils se regardaient sans savoir que faire et finalement Adèle eut recours à l'arme ancestrale : elle éclata en sanglots.