Le lendemain, c’était le 14 juillet.
Les braves épiciers de Paris, qui avaient détruit la Bastille pour ériger à sa place une laide colonne creuse, avec « vue panoramique sur la ville », douze bistrots, trois bordels pour gens normaux et un pour pédérastes, fêtaient, comme chaque année, leur triomphe par des danses traditionnelles et républicaines.
Décore des pieds à la tête par des écharpes tricolores, Paris ressemblait à une vieille cabotine, habillée en paysanne de foire d’opérette.
À sa rencontre, sur la large chaussée, menaçant à chaque instant de déborder sur les baies basses des trottoirs, coulait en torrent indomptable la meute multicolore et ronflante des autos.
À la suite d’une Hispano-Suiza, levrette racée et élégante, aux yeux effrayés, perdant son sang d’essence, en aboyant, grondant, montrant des dents, et essayant en vain de flairer son arrière-train, galopaient, tels des dogues, d’imposantes et respectables Rolls-Royce, tels des bassets torves, les Amilcar, les Ford, concierges débraillés et sales, et les Citroën, fox-terriers anoures - meutes de chiens en folie. La rue était pleine de trépidation, d’une odeur de femelle en rut, du bruit de la poursuite enragée. L’excitation sexuelle s’intensifiait dans l’ambiance entêtante d’un chaud après-midi d’été.
Dans les cordages de son ventre, comme une mouette prise dans les agrès d’un vaisseau désemparé, la faim rapace avait reconstruit son nid et ne le quittait plus un instant. Pierre n’essayait même plus de la chasser. Il portait en lui le vide inutile des boyaux pneumatiques, où nulle main ne jettera plus l’enveloppe croustillante des mets.
Les Blancs aiment l’argent. Il faut le gagner et les Blancs n’aiment pas travailler. Ils préfèrent que d’autres travaillent pour eux. Mais ils n’ont jamais assez d’argent. C’est pourquoi ils viennent en Chine et prennent les Chinois pour qu’ils travaillent pour eux. Les Blancs sont aidés en cela par l’empereur et les mandarins. C’est pourquoi le peuple chinois est si pauvre. Il doit travailler pour tous les mandarins, pour l’empereur et surtout pour les hommes blancs, qui ont besoin d’argent, beaucoup d’argent, ce qui fait qu’il ne lui en reste plus pour lui-même.
Accoudé au parapet, P’an Tsiang-koueï parlait d’une voix calme et froide :
– La solution du problème de l’antagonisme européo-asiatique, au sujet duquel vos savants écrivent volume sur volume, recherchant les causes premières, religieuses et historiques, se trouve tout simplement dans les mots croisés journaliers de la lutte économique des classes. Votre science, dont vous êtes si fiers, et que nous venons vous emprunter, ne sert pas à dominer la nature, mais elle est devenue l’arme des classes dirigeantes pour asservir les peuples plus faibles. Voilà pourquoi tout en haïssant votre société, nous vous étudions avec tant d’application. Ce n’est qu’en vous comprenant à fond, que nous pourrons nous délivrer de votre joug. Votre Europe capitaliste, qui parle tant de l’originalité de sa culture, n’est, en réalité, qu’un petit parasite accroché aux flancs occidentaux de l’énorme Asie et suçant son sang. C’est nous, les semeurs de riz, les planteurs de thé et de coton, qui sommes les vrais, bien qu’indirects, créateurs de votre civilisation. A l’odeur de votre culture, qui pue dans le monde entier la sueur de vos ouvriers et de vos paysans, se mêle celle du coolie chinois.
« Aujourd’hui les rôles sont changés. L’Europe, l’Europe rapace, crève avant d’avoir pu tout avaler de sa gueule paralysée par une voracité démesurée. Et ce qui la tue, c’est la peste, cette bonne et vielle peste asiatique. L’Asie n’a pas pu être digérée par l’estomac du capitalisme européen.
« J’ai vu un de vos bourgeois en proie à la peste. Des infirmiers l’emportaient. Quand on a voulu le mettre dans la charrette commune, il résista en hurlant : ‘’Ne me mettez pas là, ce sont des pestiférés !’’ On l’y mit de force. Il se débattait, mordait et quand on l’eut enfin jeté à l’intérieur, il se raidit et devint instantanément noir. La peur de la mort avait hâté sa venue.
« Je regardais ses yeux écarquillés de terreur mortelle et j’ai compris que c’était lui qui était le moteur et le levier de votre complexe culture. Cette peur du néant, cet instinct de l’affirmation de soi-même à l’encontre de la fatalité inéluctable de la mort, vous a poussé à faire des efforts surhumains pour affirmer votre personnalité, pour l’ériger à une telle hauteur que même le fleuve du temps ne puisse l’effacer. J’ai pensé alors que la seule possibilité d’arracher notre Asie à son sommeil millénaire sous le figuier du bouddhisme était de lui inoculer le vaccin de cette culture européenne. Jusqu’à ce jour, l’Europe ne nous envoyait que ses mercantis et ses missionnaires. Le christianisme est le poison asiatique qui tua la riche culture romaine et jeta l’Europe dans la barbarie des longs siècles du Moyen Âge. Mais l’Europe a su digérer même ce poison, le rende inoffensif pour elle, et tirer une force et l’utiliser à ses fins de conquêtes. Aujourd’hui, revanche tardive, elle l’exporte chez nous. Ne pouvant nous transformer en sa propre concession, elle voudrait nous rendre celle du Vatican. Jésus n’est qu’un commis voyageur, un agent à la solde des exploiteurs.
« Aujourd’hui, l’Europe ne peut plus nous faire de mal. Elle meurt et se tord en dernières convulsions. De Paris la peste gagnera tout le continent. (pp. 138-140)