Maja Haderlap -
L'ange de l'oubli .
Maja Haderlap vous présente son ouvrage "
L'ange de l'oubli" aux éditions Métailié. Traduit de l'allemand (Autriche) par
Bernard Banoun. Postface Ute Weinmann. Rentrée littéraire automne 2015. Retrouvez le livre : http://www.mollat.com/livres/haderlap-maja-ange-oubli-9791022601511.html. Notes de Musique : constellation by Ieva. Free Musique Archive. www.mollat.com Retrouvez la librairie Mollat sur les réseaux sociaux : Facebook : https://www.facebook.com/Librairie.mollat?ref=ts Twitter : https://twitter.com/LibrairieMollat You Tube : https://www.youtube.com/user/LibrairieMollat Dailymotion : http://www.dailymotion.com/user/Librairie_Mollat/1 Vimeo : https://vimeo.com/mollat Instagram : https://instagram.com/librairie_mollat/ Pinterest : https://www.pinterest.com/librairiemollat/ Tumblr : http://mollat-bordeaux.tumblr.com/ Soundcloud: https://soundcloud.com/librairie-mollat Blogs : http://blogs.mollat.com/
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Autrefois, les mots me semblaient être accueillis par les sensations, désormais je m'encombre de tout ce pour quoi il n'y a pas de langue, et s'il y en a une, je ne sais pas l'employer.
(...)
Je songe à me retirer de l'enfance dont le toit s'est mis à fuir, je risque de couler avec elle.
L'ange de l'oubli a dû oublier d'effacer de ma mémoire les traces du passé. Il m'a fait traverser une mer ou flottaient vestiges et fragments. Il a fait s'entrechoquer mes phrases avec des ruines et des débris charriés par les eaux pour qu'elles se blessent, pour qu'elles s'affûtent. Il a définitivement chassé l'image de l'angelot accrochée au-dessus de mon lit. Je ne le verrai pas, cet ange. Il restera sans forme. Il disparaîtra dans les livres. Il sera un récit.
Entre l'histoire de l'Autriche telle qu'elle est proclamée et l'histoire effective s'étend un no man's land où il y a de quoi se perdre. (p.148)
Pendant un instant je me suis sentie comme un enfant qui a couru pour échapper au temps, le temps qui, derrière moi, glisse comme un glacier invisible, lent et lourd, sur tout ce qui a jamais eu lieu, qui enfouit sous lui, broie et réduit en poudre tout ce qui semblait inamovible.
Elle ne parle pas, elle ne mange pas. Les enfants s'occupent des bêtes et font la cuisine pour leur mère. Ils l'exhortent à se lever enfin, à devenir enfin une adulte, comme eux.
Dans les livres que je lis, les corps des gens restent intacts, ils montent au ciel avec un air de félicité ou sont rattrapés dans leur chute. Au contraire de cela, comme je m'en rends compte brusquement, dans nos vallées encaissées les corps ont toujours été anéantis, détruits pour mettre en garde ceux qui restent. Ici fait rage la dilapidation la plus hasardeuse, ici on jette la vie par les fenêtres, ici on abat les corps que c'en est à pleurer. (p.89)
Je crains que la mort ne se soit nichée en moi comme un petit bouton noir, un lichen dont la dentelle recouvre invisiblement ma peau.
Je suis fichée dans l'enfance comme un pieu dans une cour où on le secoue tous les jours pour vérifier qu'il supporte bien les secousses.
langue qui rêve
ma petite langue en rêve se
fait un pays où elle construit des nids de mots
pour essaimer par-delà les frontières
qui ne sont pas les siennes. elle veut
croître au-delà d'elle-même, glisser au loin
par les allées fantômes d'eau et de gaz,
plonger vers les fumeurs noirs,
être bâtie pour chaque phénomène
et ses ombres douteuses, chatoyante population
de mots coloniser les hommes,
qui la parlent et l'écrivent, déposer dans ses
pores des larves. ma langue
veut être débridée et grande, elle veut
quitter les angoisses qui la peuplent,
toutes les histoires, les sombres et les claires
où l'on s'enquiert de sa valeur
et de son poids. quand elle rêve seulement
elle s'élève, souple et légère,
au-dessus de sa manière, presque chant encore.
traduit de la langue allemande (Autriche) par Bernard Banoun, revue Place de la Sorbonne, n° 7
Les souvenirs des habitants des vallées se rebiffent, se soulèvent, reprennent possession d'eux. Après la fin du nazisme, ils connaissaient encore leurs histoires, ils se racontaient ce qu'ils avaient vécu, ils se reconnaissaient dans la souffrance d'autrui. Puis était venue la peur de s'exclure à force de parler de ces histoires, d'être étranger dans un pays qui voulait entendre d'autres récits et considérait les leurs comme négligeables. Ils savent que leur passé n'apparaît pas dans les livres d'histoire autrichiens, et moins encore dans les livres d'histoire carinthiens, où l'histoire du Land commence à la fin de la Première Guerre mondiale, s'interrompt puis reprend à la fin de la Seconde Guerre mondiale. Ceux qui racontent le savent et ils ont appris à se taire.
Mais maintenant, ils extirpent le souvenir, ils le ressortent de leur sac, ils le laissent tomber comme par mégarde dans l'espoir qu'il sera ramassé par l'un des auditeurs. Il se pourrait que quelqu'un veuille en savoir davantage. Il serait temps.
Bien sûr, les questions ne sont pas posées avec insistance. Les questionneurs dont preuve de circonspection, comme s'ils voulaient éviter de fouiller dans d'anciennes blessures, comme s'ils avaient peur d'en apprendre trop, peut-être même sur leur propre famille. Bien vite, ceux qui s'apprêtent à raconter, ces quasi-narrateurs, sont envahis par leur vieille crainte de leurs récits utilisés contre eux ou contre d'autres, de voir réveillées de vieilles inimitiés, des amitiés trahies, ou de se rendre suspects d'une manière ou d'une autre.