"Et il ne connaît que trop bien la souffrance des nouveaux départs: l'isolement, l'inquiétude, cette nostalgie qui ne vous quitte pas pendant dix ans, dix ans à lutter contre vos fantômes, dix ans à soliloquer, avec votre accent à couper au couteau, derrière une vitre blindée qui vous sépare du reste du monde....."
- C’est possible, Benjamin, réplique Giselle sans cacher son agacement, mais je réfute la thèse stupide prétendant que tout individu dressant un parallèle avec le Zimbabwe est un raciste. (Elle regarde un à un tout le monde.). J’en ai marre qu’on me brandisse sous le nez la carte de la méchante raciste chaque fois que je tente d’exprimer des craintes parfaitement légitimes. Une fois étiquetée « raciste » on est pieds et poings liés ; comment pourrais-je intervenir, à l’église, quand Sam Thabane ment effrontément sur les raisons pour lesquelles la piscine n’a pas été réouverture ? D’autres « priorités » se sont imposées (avec ses doigts, elle dessine dans l’air les guillemets). Foutaises ! Puisque je suis la raciste de service, je ne peux plus demander au maire où est passé tout l’argent qu’Ounooi avait collecté pour le projet. Et soit dit en passant, j’ai moi-même donné mille rands pour la réfection de la piscine.
- Ils ont créé une commission d’enquête pour établir ce qui s’est passé, Giselle, précise Karien.
- Cela fait deux ans qu’ils vous mènent en bateau avec ça. C’est une toute petite ville, pas une métropole, Karien !
Tout le monde reste silencieux. Pour la deuxième fois de la journée, Michiel a envie d’une cigarette.
Puis Dirk explique que la récupération des terres a commence à Thab’Nchu. Les expulsés avaient des titres de propriétés datant de cent soixante-dix ans. Et dans la township, on parle de nouveau de restituer les terres du coin au Lesoto, à qui elles ont été prises en 1860. Toutes les propriétés de ce côté du Caledon.
Il se souvient du dodelinement de la tête de son père contre son épaule, et, encore une fois, il se revoit portant Kamil dans ses bras, le descendant dans la baignoire. La terreur de ces jours de cauchemar l’emplit de nouveau, l’époque où Kamil avait perdu trente kilos en quatre mois de diarrhée ininterrompue, avec Rachel et Malik qui faisaient le voyage tous les quinze jours pour être avec eux. Il ne l’avait dit à personne mais une part de Michiel est indissolublement liée à Glassman, en prévision du prochain calvaire qui attend peut-être Kamil. Un calvaire qui sera celui de Michiel encore. Même s’il n’y a aucun signe d’une menace latente, même si Kamil respire la santé –hormis ces fines ridules autour de la bouche que la maladie a laissées-, ils savent l’un comme l’autre qu’on connaît très peu les effets à long terme du traitement. Cinq ans de prise de médicaments, tous les jours. Pour de nombreux malades, l’AZT n’avait été efficace que durant une année. On parlait d’effets secondaires sur le foie, les reins, le cœur. Quelles conséquences la trithérapie avait-elle sur le corps même si elle empêchait sa dégénérescence ?
« Miss Engelbrecht a dit que ce n’était pas vrai. Ce n’était pas les Boers qui avaient tué tous les Bushmen, c’était les Xhosa. Elle a dit que les Xhosa était une nation horrible et que c’était eux qui volaient et terrorisaient les fermiers sur la frontière orientale, bien avant que les Zoulous du Natal aient cruellement assassiné les femmes boers et leurs enfants. »
Que Little-Neville soit couloured ou pas, on ne devrait pas faire des choses pareilles, surtout à un enfant. Ca a dû être vraiment atroce quand ils l’ont mis devant cette chaudière brûlante.(…)Ce matin quand j’ai raconté à Frikkie ce qui était arrivé à Little-Neville ; il a dit que la chair humaine qui brûle a une odeur atroce. Nous nous sommes demandés si d’odeur était la même pour les Blancs et les coloureds. C’est peut-être différent puisque notre sang est tellement différent
« Les Bantous sont encore plus abrutis que les Couloureds. Les Couloureds, heureusement, ont la chance d’avoir un peu de sang de marin dans les veines. Mais à présent il est tellement dilué qu’ils sont presque tous alcooliques et ils claquent tous leur salaire à se saouler pendant le week-end. »
La vitesse avec laquelle le vieillard est passé du désespoir à l’offensive prend Michiel de court. Il sent son propre pouls s’accélérer, la colère monter en lui. Il humecte le rasoir, redresse le menton de son père de sa main libre et passe la lame délicatement sur une joue. Puis rince à nouveau le rasoir maculé de mousse. Il repasse dans sa trace, l’élargissant, se déplaçant vers l’oreille.
- Il y a eu une époque, P’pa, où j’aurais aimé te donner un aperçu de ce que tu nous faisais endurer. -Sa voix est posée, son ton paraît résigné, même à ses propres oreilles-. Une sorte de revanche. Mais cette envie a disparu, avec le temps.
Il se détend, porte son attention sur le rasoir, même s’il pèse chacun de ses mots. Dans le silence de la salle de bains, le crissement de l’acier sur les poils revêches ressemble au ressac de la mer. Et quand je t’ai vu sur le perron, en pyjama dans ton fauteuil roulant –c’est ça qu’il aimerait lui dire-, j’ai compris que la vengeance ne me ferait aucun bien à présent. Les photos qu’avait apportées Ounooi ne laissaient rien paraître de l’infirmité de son père, ni de ses tremblements. Elle a voulu te présenter tel que tu devais être, il y a encore quelques années. En réalité, tu es devenu trop vieux pour que je m’en prenne à toi… P’pa. Trop vieux et trop faible. Trop pitoyable. La vengeance est peut-être un plat qui se mange froid, mais à trop retarder le plaisir, il perd de sa saveur.
Pendant que je suis dans mon bain chaud à examiner les croûtes sur mes genoux, je repense à tout ce qui s'est passé au cours de ces derniers jours. Tout a changé depuis que le général est arrivé chez nous. Rien n'est plus pareil.
La sincérité suffit, aurait dit Kamil. La vérité est parfois de trop. (p.59)
- Dag, Broer. – Son frère lui tend la main, les yeux toujours aussi bleus derrière ses lunettes, les tempes grisonnantes. Une poignée de main ferme.
- Je te présente Giselle, poursuit Benjamin en anglais. Thomas, Bianca, venez dire bonjour à l’oncle Michiel.
Tenant ses enfants par les épaules, Giselle s’approche de Michiel. Le garçon, avec son début d’acné au front et sa mèche décolorée, est déjà un adolescent. La fille a peut-être neuf ans. Les enfants tendent la main droite et, presque à l’unisson, disent : « Enchanté de faire votre connaissance ». Pas la moindre trace d’accent afrikaans. Bianca, la fillette, répond au sourire de Michiel. Elle a la même bouche et la même dentition qu’Ounooi. Thomas ne cache pas sa méfiance et a déjà reculé vers sa mère. « Alors, c’est toi l’oncle d’Amérique… semblent dire ses yeux. Celui qui a brisé le cœur de mamie Beth. Celui dont il ne faut pas prononcer le nom en présence d’Oubaas ». Giselle s’avance et embrasse Michiel.