Ce tome regroupe toutes les histoires mettant en scène les membres du club d'Eltingville. Il contient les histoires parues dans Instant Piano 1 & 3, dans Eltingville Club 1 & 2, dans Dark Horse presents 12, dans Dork 3, 4, 6, 9 et 10, ainsi que dans Wizard magazine 99, entre 1994 et 2014. Tous ces récits ont été écrits, dessinés et encrés par
Evan Dorkin. Ils sont en noir & blanc à l'exception d'un : They're dead, they're all messed up. Ce recueil comprend une douzaine d'histoires de longueur variable, de 3 pages pour les plus courtes, à 24 pages pour les plus longues.
Le club d'Eltingville est composé de 4 grands adolescents, ou très jeunes adultes. Bill (William Alan Dickey) est l'expert en comics. Josh (Joshua Aaron Levy, lunettes et surpoids) est expert en science-fiction. Pete (Peter Michael Dinunzio) est expert en films d'horreur. Jerry (Jerome Titus Stokes junior) est expert en jeux de rôles et en Fantasy. Chaque personnage dispose d'une fiche personnelle qui indique son nom complet, son affiliation (avec son numéro de membre du club, de 1 à 4), ses préférences (par exemple les couvertures bondage pour Bill, le giallo pour Pete, les kaiju pour Josh, ou la Terre-du-Milieu pour Jerry). Chaque histoire montre soit une réunion du club d'Eltingville, une sortie au comicshop de la ville, ou dans les allées du supermarché des jouets local, ou bien une aventure survenant à l'un des membres.
C'est ainsi que le lecteur assiste à une réunion du club particulièrement acrimonieuse et improductive, à une virée au comicshop qui finit en dispute fracassante, à une nuit marathon de visionnage de Twilight Zone, à une sortie en cosplay faits maison. Bill se fait enlever et séquestrer chez lui (en l'absence de ses parents) par 2 individus bien intentionnés qui veulent lui faire passer le goût de sa collectionnite. Josh harcèle un présentateur télé du câble qui n'y connait rien en comics. La dernière histoire du club se déroule 10 ans plus tard alors que tous les 4 se retrouvent par hasard à la même convention de comics. le tome se termine avec une histoire sur le Northwest Comix Collective, un club rassemblant 4 autres jeunes adultes spécialisés dans les comics alternatifs à visée artistique.
Quand le lecteur feuillète pour la première fois ce recueil, il le repose immédiatement. Pour commencer il constate que chaque séquence est composée à 80% ou 90% uniquement de dialogues, et majoritairement de têtes en train de parler. En plus les bulles ont tendance à occuper plus de la moitié de la surface de chaque case. Ensuite la moitié des phylactères présentent un contour hérissé de pointes pour montrer que les personnages qui parlent sont en colère ou énervés. Effectivement la moitié des visages expriment l'agacement, la suffisance, l'énervement, la méchanceté, l'agressivité, etc.
Un rapide survol d'une ou deux histoires confirme cette première impression. Ces 4 individus sont obsédés par leur passion, au point d'en être affreux, sales et méchants. Ils disposent d'une culture étendue dans des domaines dérisoires, ils ne supportent pas les approximations de quiconque. Ils sont rendus fous par les imposteurs essayant de faire croire à leur culture geek. Leur quotidien ne tourne qu'autour de leur obsession : le prochain comics, le prochain jouet, la prochaine carte à collectionner, la prochaine figurine gratuite avec un repas d'un restaurant rapide à emporter. Ils ne se supportent même pas entre eux, incapables d'accepter qu'un autre qu'eux ait acquis ce qui manque à leur collection. Ils n'ont que mépris pour leurs parents et les autres clubs de la ville. Ils entretiennent une relation de haine avec le propriétaire du comicshop de la ville, obligés d'aller s'approvisionner chez lui, mais persuadés qu'il conserve pour lui les couvertures variantes les plus rares. Tout à sa dépendance dévorante, Josh va même jusqu'à éventrer les emballages de pain en tranche dans un supermarché pour récupérer les cartes à collectionner gratuites qui lui manquent. Bill réussit le temps d'un épisode à décrocher un petit boulot de manutentionnaire dans le comicshop et il profite de l'absence du patron pour imposer ses diktats tous plus puérils et avilissants, sur les autres clients, à commencer par les 3 autres membres du club d'Eltingville. C'est ignominieux et immature, régressif au dernier degré. Et pourtant…
Et pourtant le lecteur continue de se faire mal en lisant une histoire par une histoire pour supporter cette narration tout aussi obsessionnelle et impitoyable. Il se force à lire chaque phylactère, toujours plus dégouté par ces gugusses qu'il espère bien ne jamais rencontrer. Il se force à déchiffrer chaque visage pour prendre en pleine face l'intensité de l'émotion qui s'en dégage. Il découvre avec surprise toute l'étendue obsessionnelle de ce savoir si dérisoire. Il constate aussi qu'
Evan Dorkin maîtrise son sujet, et même les sujets de ses personnages. Ainsi Josh reprend le présentateur d'une émission qui a confondu Argo et Kandor, 2 villes fictives liées à l'histoire de Superman. Pete a une discussion animée avec un autre fan sur l'idiotie inhérente aux zombies qui se déplacent rapidement (par opposition à ceux qui traînent des pieds). Devenu adulte, Jerry explique comment il a réussi à disposer de revenus en mettant à profit sa capacité à jouer à Magic. Bill se lance dans une diatribe nauséabonde sur les femmes faisant semblant de s'intéresser aux comics sur des prétextes fallacieux, uniquement pour attirer l'attention.
Le lecteur se sent donc agressé par les diatribes de ces jeunes adultes, déjà aigris recroquevillés sur leur passion, obnubilés par le prochain gadget à trouver, à collectionner, à ajouter à la quantité innombrable d'autres tout aussi fragiles, de mauvaise qualité. Leur rapacité pour amasser des objets sans valeur (si ce n'est à leurs yeux) met le lecteur mal à l'aise (parce qu'il se reconnaît un peu dans cette chasse au bibelot en toc, beaucoup passionnément, à a folie, dans cette recherche du comics rare). Il prend également en pleine visage leur méchanceté. Bill, Josh, Pete et Jerry s'insultent régulièrement dans un langage imagé (à partir de références geek bien sûr), mais aussi ordurier et mesquin. Ils ne se contentent pas de se vanner, ils se disent leurs quatre vérités sans fards ni retenue. Ainsi Josh se fait pourrir à chaque fois pour son surpoids, comme s'il entraînait de facto une sorte de paresse de l'esprit, une balourdise, une forme de réprobation, de non atteinte d'un critère implicite, ce qui ferait de lui un individu de second ordre.
Oui, mais le lecteur continue quand même de se faire mal, de fréquenter ces individus plein de hargne parce qu'il sent qu'il appartient à cette même tribu, et parce qu'
Evan Dorkin raconte de vraies histoires. Il montre comment les 4 amis se motivent l'un l'autre pour tenir pour ces 32 heures marathon de visionnage d'épisodes de Twilight Zone. Il montre comment Bill tient bon face à ses 2 ravisseurs, leur renvoyant leurs propres doutes sur leur conversion à une vie plus saine et plus équilibrée, plus normale. Il emmène aussi le lecteur dans les dessous d'industrie qu'il connaît bien. Il a lui-même travaillé dans un comicshop et livre quelques pratiques croustillantes sur un patron lui-même accro à ses produits. le lecteur sent également que la pratique des lettres multiples envoyées par une seule et même personne pour militer pour le maintien d'un programme sur une chaîne ou l'acquisition d'une série provient d'un vécu bien fourni. Il s'amuse bien à voir l'épisode se déroulant dans une convention de comics, où là encore l'expérience de l'auteur se ressent. Par contre il reste écoeuré par le discours misogyne de Bill.
D'épisode en épisode, le lecteur constate qu'
Evan Dorkin fait quelques efforts pour intercaler des images autres que ces gugusses en train de se plaindre ou de se crier dessus. Il y a donc quelques cheminements en ville, l'intérieure du comicshop, le hall de la convention avec les dizaines de cosplayeurs (tous habillés d'un costume à l'effigie d'un personnage existant réellement), une vue extérieure de la maison des parents de Josh, l'installation informatique du bureau de Josh (ordinateur, casque-micro, figurines, piles de CD, etc.).
Le tome se termine avec la variation sur un club d'artistes en herbe, crachant sur les comics de superhéros, et ne jurant que par les comics indépendants à tirage confidentiel. Dorkin les met dans le même sac que le club d'Eltingville en montrant que les mêmes mécanismes (connaissance hyper pointue d'un domaine riquiqui, exclusion de tout ce qui n'est pas conforme au dogme, tellement élitistes que finalement aucun créateur ne trouve grâce à leur yeux, suffisance de débile) s'appliquent de la même manière, même s'il s'agit de critères différents.
Le lecteur ne ressort pas indemne d'une telle lecture. Il a dû consentir un effort significatif pour passer outre une narration agressive et tassée. Il a découvert des individus pathétiques et puants. Il n'a pas pu faire autrement que d'y reconnaître une forme caricaturale de ses propres plaisirs, de ses propres comportements. C'est une lecture qui l'oblige à s'interroger sur ses propres habitudes (quelle que soit la nature de ses plaisirs). Il voit que ces 4 jeunes gens remplissent leur vie d'une obsession qu'ils arrivent à assouvir mais en s'avérant incapables d'en jouir. Il n'y a pas de plaisir, juste une litanie de critiques fielleuses, de dénigrement avant même d'avoir lu le comics en question ou d'avoir vu le film qu'ils sont en train de traiter de tous les noms (mais qu'ils iront quand même voir). 5 étoiles pour un regard très noir les petits travers des experts en tout genre, magnifiés jusqu'à la nausée.