Ce monde inconfortable et chaotique en trois dimensions vous oppresse ? Pourquoi ne pas venir à
Flatland ? Dans ce monde bien ordonné en deux dimensions, vous croiserez de modestes et industrieux triangles, des carrés et pentagones respectables, vous rencontrerez probablement une ligne affriolante qui saura vous charmer de son cri de paix et peut-être même, aurez-vous l'honneur de parler à un vénérable cercle, source incontestable d'un savoir et d'une sagesse sans équivalents dans le plat pays.
Mais ne vous réjouissez pas trop vite, car vous découvrirez également que la plupart des maux de notre monde ont leur équivalent en 2D. En effet, loin du pur exercice de style, l'auteur anglais
Edwin Abbott Abbott utilise, en 1884, la métaphore de son monde plat pour faire ressortir les absurdités et les injustices de son temps : les classes sociales immuables de la société victorienne et l'asservissement des "classes laborieuses", les conditions serviles dans lesquelles sont maintenues les femmes, la disqualification des individus marginaux et les idées arrêtées d'une société corsetée ne remettant jamais en cause ses dogmes et ses principes.
Outre les points communs que l'on peut retrouver dans notre époque, le roman a pour lui de nous poser beaucoup de questions (sur le fait religieux, les limites de notre raisonnement, la sociologie, la justice et j'en passe) sans en apporter les réponses (et c'est très bien). Mélange improbable mais réussi entre
l'Aleph de
Jorge Luis Borges et
L'île des pingouins d'
Anatole France, ce court roman est aussi divertissant que réflexif.
Venons-en à l'histoire, nous suivrons un carré tout ce qu'il y a de plus convenable et ordinaire, dérangé dans sa quiétude par une sphère (concept bien difficile à appréhender pour un
Flatlandien), qui va surgir au milieu de son salon et l'amener découvrir la troisième dimension. Notre carré croisera également sur son chemin le pays de la ligne (en une dimension) et aussi Pointland (un univers qui n'a pas de dimension). Nous racontant son histoire depuis la prison dans laquelle il est enfermé pour son hérésie (ne vous avais je pas dis que
Flatland était un pays bien ordonné ?), notre malheureux héros aura au moins pour lui le privilège de connaitre notre troisième dimension mais surtout, libéré du poids de ses certitudes, il peut en imaginer maintenant une quatrième, une cinquième et pourquoi pas, une centième.
Je vous recommande chaudement ce petit roman d'une bonne centaine de pages qui sera économe de votre temps et de votre argent (disponible neuf à 3 EUR). D'une lecture fluide, inventif et immersif, il est à la fois un exercice formel réussi, une caricature de l'Angleterre de la fin XIXe siècle et un ode à l'ouverture d'esprit, à la réflexion et à l'imagination.