Vers le milieu du mois dernier, revenant d'une virée nocturne destinée à photographier la comète Neowise, nous passâmes à côté de la boîte à livres du quartier. Impossible de résister à l'envie d'y jeter un oeil, sous la lumière tremblotante de mon téléphone. Comme d'habitude, beaucoup de vieilleries, quelques Harlequin hélas en mauvais état, de la blanche, une poignée de polars en vrac... Au milieu de tout ça, on repère assez facilement un Folio SF état neuf, surtout avec son titre intrigant et un résumé confirmant l'idée que l'on pouvait se faire du livre. Une balade, une comète, et un nouveau livre sur mes étagères : la définition même d'une soirée parfaite.
Dommage que le livre en question, derrière ses atours attractifs, vienne de décrocher la palme de ma pire lecture de l'année.
Il y a tellement de choses qui ne vont pas là-dedans qu'il vaut mieux commencer par aborder le positif, à savoir l'univers du livre, les fameux jardins statuaires. En soi, l'idée de statues qui poussent dans la terre comme le feraient des plantes – plutôt du chiendent en l'occurrence – est déjà pas mal perchée, mais rendez-vous compte qu'à partir de là,
Jacques Abeille a inventé toute une civilisation, avec son histoire, ses traditions. Si vous en avez marre de lire un peu toujours la même chose et recherchez du dépaysement, là, vous en aurez, en pas qu'un peu.
A condition d'aimer les descriptions.
Parce que, premier couac, pendant toute la première moitié du livre – qui fait tout de même 571 pages, pas encore un pavé mais tout de même une belle brique –, il n'y a pas d'histoire. le narrateur, voyageur anonyme, décrit simplement en long, en large et en travers ce qu'il découvre des jardins statuaires et des moeurs des jardiniers. Tout y passe, de la cultures des statues à l'organisation de la société et son sexisme à outrance, les rites de passage à l'âge adulte, la disposition des domaines... En tout franchise, s'il n'y avait pas l'originalité de l'univers, ce serait purement et simplement chiant, d'autant que ce n'est pas comme si le texte était fluide.
Imaginez un kouing-amann qu'on aurait fourré de N*tella, arrosé de sirop d'érable, le tout recouvert d'une généreuse couche de chantilly et saupoudré de brisures de cacahuètes. Eh bien, «
Les jardins statuaires », c'en est l'équivalent littéraire. Comme si les littératures de l'imaginaire ne pouvaient se suffire à elles-mêmes et avaient besoin de venir brosser dans le sens du poil les amateurs de belles lettres, quitte à s'enliser dans la surenchère, se vautrer dans une débauche de métaphores, de circonvolutions, au point qu'il arrive régulièrement que l'on perde totalement le fil d'une phrase en cours de route. Les pages vous dégueulent encore et encore des litres de mots à la figure, vous noyant sous un vomi stylistique qui n'a d'autre but que de planquer sous un vernis recherché son absence totale de consistance. Une véritable démonstration de branlette intellectuelle, où l'on se pignole sur de jolies tournures et de pseudo-amorces de réflexions qui d'une part sont abandonnées sitôt lancées par le narrateur, d'autre part n'ont aucun fond, rappelant ainsi à tout bout de champ que la société servant de pilier à ces réflexions n'existe pas. Certes, ses travers sont ceux de l'être humain, dans une version exacerbée de ceux de notre propre civilisation, mais le contexte rend impossible toute comparaison.
Amateurs de belles plumes, tournez-vous plutôt vers les écrits d'
Anthelme Hauchecorne, c'est tout autant voire davantage ciselé, mais pas pour ne rien dire.
Bref, il faut se farcir plus de 200 pages de descriptions outrageusement verbeuses avant que ne commence à s'esquisser une histoire. Autant dire que si je n'avais pas pour principe de ne jamais abandonner un livre, ne serait-ce que par respect pour l'auteur qui y a passé des centaines voire milliers d'heures (je peux donc bien lui en consacrer quelques dizaines afin de voir où il voulait en venir), je n'aurais clairement pas tenu le coup jusque-là.
Bah en fait,
Les jardins statuaires, c'est un peu un Mad Max Fury Road où la philosophie de comptoir remplace l'action décérébrée, mais l'histoire est la même, à savoir celle d'un bref aller et retour au milieu de nulle part.
Bon, en vrai j'exagère, il se passe quand même deux-trois trucs, comme les rencontres du voyageur avec les femmes du livre.
Donc on a d'un côté un protagoniste qui veut bien admettre que d'accord, la société des jardiniers, – où la femme est au mieux la propriété d'un père puis d'un mari et passe sa vie entière cachée dans un labyrinthe, ou alors prostituée itinérante dans les hôtels – est quand même giga sexiste, que c'est pas tip-top et que s'il y avait du changement, ce ne serait pas si mal.
De l'autre, on a un auteur dont tous les personnages féminins se baladent à poil sans la moindre raison (tandis que les hommes, eux, possèdent de vrais vêtements) et sont présentés de la sorte :
« […] une grande fille point trop mal faite, et qui le laissait voir puisqu'elle ne portait pour tout vêtement qu'une manière de boléro dont sa poitrine généreuse écartait à chaque mouvement les pans, et une bande de tissu dont on ne pouvait deviner s'il s'agissait d'une ceinture fort large ou d'une jupe très courte qui laissait nu le croissant inférieur de ses fortes fesses. »
Ni cheveux, ni visage, ni yeux, ni nez : cette dame, que l'on reverra plus tard dans le texte, ne sera jamais plus que ses nichons et son postérieur. C'est encore pire pour les deux autres, qui se retrouveront dans le lit du voyageur sans davantage de justification qu'il n'en existe à leur nudité. le seul personnage nommé de tout le bouquin, d'ailleurs, c'est celle vouée à devenir la compagne du héros. Alors je ne sais pas vous, mais voir une nana casser des pierres (seins nus) puis récupérer ladite nana la nuit même dans son lit, pour repartir finir son voyage le lendemain, ça n'est pas ce que j'appelle une histoire d'amour crédible. Oui, parce que c'est censé en être une. Et ce bien que le mec la trompe allègrement avec une (jolie) chasseresse (aux seins nus, forcément) quelques jours plus tard, sans que ça ne lui pose le moindre cas de conscience.
Autant dire que venir dénoncer le sexiste d'une société imaginaire à travers un texte où la femme en tant qu'individu n'existe que pour flatter l'oeil du lectorat, c'est assez bancal, peu crédible et tout simplement contre-productif comme démarche.
Alors certes, il reste cette histoire de légende insaisissable, d'effondrement imminent de la société, ces domaines où la pierre, incontrôlable, engloutit tout sur son passage, mais entre la forme qui tape dans la surenchère, et le fond, aussi creux que le gouffre où l'on se débarrasse des statues malades, ça n'est vraiment pas assez pour sauver l'intérêt du truc.
En parlant de se débarrasser des malades pour éviter la contagion, j'ai oublié de mentionner le malaise engendré par la façon dont sont cultivées les statues, où l'on aplanit la moindre difformité avant, à terme, de se débarrasser de celles impossibles à conformer à « la norme ». Mais, à ce stade, on n'est plus à un détail gerbant près, n'est-ce pas ?