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sur 351 notes
Poésie minérale, lyrisme végétal pour symphonie surréaliste…

Ce livre a un charme singulier et magnétique. Dès les premières lignes il vous envoute de son onirisme, de son écriture ciselée, puis sa musique élégante, son rythme apaisant, son ambiance surréaliste, son chant lyrique, sa façon atemporelle de narrer à la façon d'une fable philosophique ou d'un conte d'apprentissage, son originalité poétique ne vous lâchent plus et vous invitent à déguster sensuellement chaque page de ce bijou précieux à mille facettes. Un immense coup de coeur.


« Je vis de grands champs d'hiver couverts d'oiseaux morts. Leurs ailes raidies traçaient à l'infini d'indéchiffrables sillons. Ce fut la nuit. J'étais entré dans la province des jardins statuaires».

Ainsi débute le périple d'un voyageur qui arrive en cette étrange contrée des jardins statuaires, pays divisé en domaines vivant repliés sur eux-mêmes, ceints de hauts murs que surplombent des frondaisons noires et bordés de larges rues austères, où les hommes s'adonnent à la curieuse culture des statues. Des jardiniers qui cultivent en effet les statues en terre, telles des plantes délicates nécessitant des soins précis et cycliques depuis leur naissance, petits bulbes blancs rapprochés dessinant sur le fond plus sombre du terreau des lignes régulières, en passant par les nombreuses tailles au fur et à mesure de leur croissance donnant une forme bien déterminée aux statues, jusqu'à la sortie de l'étreinte douce du terreau, pour aller les vendre à l'extérieur du domaine. Des soins constants apportant spécificité aux statues, en termes de formes et de styles, suivant le domaine dans lequel elles ont poussé, suivant notamment la qualité de la terre où elles ont pris racine, suivant peut-être aussi la sensibilité des jardiniers, leur univers, leur état d'esprit, leurs efforts, qui en ont pris soin : sculptures guerrières, nymphes ou éphèbes, statues sensuelles et érotiques, statues aux formes rondes et nuageuses, statues longues et filiformes, statues qui maigrissent, statues lacérées par les vents sablonneux, et, par moment, de façon surprenante, des sculptures imparfaites, non équilibrées, telle une dissonance dans toute cette harmonie réglée comme du papier à musique…

« Si on brise la statue, on ne trouvera rien
Elle est si pleine qu'elle n'a pas d'intérieur ».

Notre voyageur, installé dans un hôtel extérieur aux domaines dont le logeur devient peu à peu le confident, est fasciné par la paix qui se dégage des différents domaines visités, domaines du Sud, de l'Ouest et de l'Est. Il observe les faits et gestes communs aux différents domaines, les singularités de chaque province, et est particulièrement interpellé par les règles, les codes, les rites de ces sociétés dans lesquelles, alors que les hommes manient la pierre, les femmes restent invisibles à tous, sauf à leur époux, cloitrées dans un jardin labyrinthique à la flamboyance toute végétale qui n'est pas sans rappeler le jardin d'Éden.

« La plupart des arbustes ornementaux sont aussi des arbres fruitiers. On découvre que le plumet des carottes délimite avec bonheur un massif de sauge pourprée et l'on voit plaisamment une haie de pieds de tomates encadrer des bouquets de marguerites ou des anémones se pencher au chevet des cressonnières. Il n'y a pas d'allées ; on se déplace d'un endroit en un autre en marchant sur une pelouse continue et tout est conçu pour le libre déploiement de la grâce qui, semblable aux étoffes jouant dans la lumière de son corps, accompagne le moindre pas de toute femme. Car le lieu le plus intime d'une femme, son plus proche espace, n'est-il pas, ténu comme un plissé de l'air, son linge ? ».

Mais ces femmes enfermées et soumises à cette implacable destinée, notamment au rite immuable du mariage que l'auteur rapporte avec une magnifique minutie, le sort réservé aux orphelins ou aux enfants nés hors mariage, l'exclusion faite aux femmes non mariées qui n'ont d'autre choix que de se prostituer dans des hôtels hors des domaines, ou encore la présence lointaine du mystérieux gardien du gouffre laissent entrevoir au voyageur certaines failles dans cette harmonie première, des fissures béantes venant battre en brèche une certaine idée de l'utopie qu'il a bien cru trouvé en arrivant tant il ressentait un émerveillement complet par lequel il se sentait devenir meilleur.

Cette impression sera confirmée et renforcée par la découverte des arides et austères domaines du Nord, proches des peuples nomades des Steppes dont un certain chef légendaire fascine les adolescents. Domaines à l'abandon, statues monstrueuses dont la pierre éclate sans contrôle telles des concrétions de tous les vices et passions des hommes, route des statues abandonnées, hommes sauvages à la tête d'une insurrection et menaçant les domaines des jardins statuaires, autant d'images qui parviennent peu à peu aux oreilles et aux yeux de notre voyageur qui va errer en ces contrées et y vivre des péripéties.

Pour nous lecteur, plus que d'une distance, ce voyage nous laisse le souvenir de son épaisseur. A travers ce périple étrange et surréaliste dans lequel des jardiniers cultivent en terre des statues, le livre explore la question de l'organisation en communauté et la gestion politique de toute vie collective.
Mais surtout, les thèmes de la création artistique, de l'imaginaire et de la relation entre l'art et la vie sont mis en valeur. L'art doit-il naitre tout seul, émerger naturellement, surgir, comme provenant de la terre ou au contraire doit-il être travaillé par l'homme ? L'opposition entre les jardiniers qui assistent à l'émergence des statues et ne font que guider la nature, l'aider, via les tailles, via les boutures, et les sculpteurs qui taillent dans le bois ou dans le métal en est une belle métaphore dans le livre.

« Nous, les statues, nous les cultivons. Nous les soignons en pleine terre, nous les aidons à mûrir, à se développer, à devenir. Alors que lui, dans un métal anonyme et qui n'est plus destiné à rien, il imprime de force les images de son caprice ».


Par ailleurs, les statues élevées en terre dans ces jardins qui sont en quelque sorte un reflet des hommes qui les façonnent permettant également d'interroger la question de l'identité d'un peuple, de son image et de l'idée qu'il se fait de son image. Façonnons nous les statues à notre image, voire sommes-nous des statues ? Une belle métaphore surréaliste…
« Tôt ou tard les hommes, et les femmes, à leur tour, deviennent les images de leurs images. Images perturbées, inversées même parfois, mais n'ayant pas un degré de réalité supérieure ».


Sans oublier le rôle des hommes dans les sociétés, la statue ayant une symbolique virile et phallique évidente. L'homme, narcissique, consacre toute sa vie à édifier quelque chose à son image tandis que la femme, cachée et sans image, passe sa vie à cultiver le potager pour nourrir la communauté… Sans contrôle, sans règle, comme un retour à un monde sauvage, la fureur minérale symbolisée par l'explosion de statues monstrueuses qui ne cessent de croître, s'oppose à la colère végétale échevelée appréhendée à travers le jardin labyrinthique à l'abandon, comme le reflet de rapports de force larvés entre les hommes et les femmes, envers du décor des rites policés par la communauté qui semblent guider ces relations ancestrales ? Les plantes à l'abandon ont tendance à recouvrir et étouffer les pierres… jusqu'au retournement violent de la force minérale…
« Les plantes sont aussi folles que les pierres ; plus folles encore s'il est possible. Il y a une sorte de guerre entre elles et les statues ».


Publié pour la première fois en 1982, « Les jardins statuaires » est un roman du romancier et peintre Jacques Abeille, un livre de science-fiction, de fantaisie plutôt, qualifié de chef d'oeuvre pourtant longtemps méconnu. Un livre maudit qui aura connu beaucoup de déboires ayant été perdu, ayant brûlé dans un incendie, dont la maison d'édition fit faillite, maintes fois réécrit. Ce livre a ainsi acquis le statut de livre maudit. Bien que "Les jardins statuaires" ne soit pas un livre aussi largement connu que certains autres classiques de la science-fiction ou de la fantaisie, il a été acclamé par la critique et a obtenu un certain succès auprès des lecteurs qui ont découvert cette oeuvre.

Dans sa façon d'amener un voyageur en quête d'ailleurs sur une terre inconnue et d'en découvrir avec lui les us et coutumes surprenantes, codes que le voyageur se donne pour objectif de mettre sur papier, ce roman m'a fait penser de prime abord au livre « Les saisons » de Maurice Pons. de prime abord seulement. Car l'accueil réservé à notre voyageur est bien plus bienveillant et propice à une réelle immersion autorisant une analyse quasi anthropologique et ethnologique des provinces, récit proche de ceux de Michel Leiris ou de Lévi-Strauss.
Quant à son ambiance et son style, à la fois merveilleux mais aussi inquiétant, il me fait penser au Balcon en forêt de Julien Gracq ou au lyrisme d'un Gérard de Nerval, enchâssé de conte philosophique à la Voltaire ou Montesquieu dans lequel un voyageur est révélateur de populations et de territoires repliés sur leurs traditions…Mais qu'importent les comparaisons, c'est bien un livre unique, singulier, original que nous avons entre les mains.
Il me tarde de poursuivre ce cycle des contrées de Jacques Abeille, cycle débuté en 1982 et terminé en 2012 pour lequel Jacques Abeille a reçu le prix Wepler. Ce cycle inclut Les veilleurs du jour, Les voyages du fils, Les chroniques scandaleuses de Terrèbre, Les barbares et La barbarie et deux livres hors du cycle : La clé des ombres et Les carnets de l'explorateur perdu. Rien que les titres augurent du beau périple qui attend le lecteur…
Jacques Abeille a reçu par ailleurs en 2015 le Prix Jean Arp de Littérature Francophone. Il est également peintre et a illustré de nombreux livres, notamment de poésie. Il est enfin l'auteur d'une oeuvre érotique importante, publiée pour partie sous le pseudonyme de Léo Barthe

Il m'est d'avis qu'il y a une multitude de façons d'interpréter tous les éléments contenus dans ce récit, et une lecture seule ne suffit pas. C'est un livre qui mérite plusieurs lectures tant sa philosophie est riche. En cela, il a toute sa place sur une île déserte. Sans parler de son onirisme, de sa poésie, de sa beauté…un récit à nul autre pareil qui est gros d'engendrements à venir et de virtualités à explorer! Un livre rare, très rare !
« Les signes pullulent. Il faut que le regard s'abîme. Pourtant d'autres contrées sont à venir. Il y aura des pays »…


Pour résumer cette expérience de littérature dans laquelle je suis plongée depuis quelques jours sans pouvoir lâcher ce livre plus de quelques heures, voici un passage qui résume à merveille mon sentiment :

« le brouillard humide dans lequel je vivais depuis plusieurs jours était dispersé, les nuées de sable, un instant soulevées, s'abattirent et ce fut comme un coup de cymbales sur les voutes de l'espace. Un ciel bleu de fable tombait roide sur l'ossuaire serti d'ocre et de mauve de la cité morte. J'eus un vrai sursaut devant tant de splendeur ».


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« Je vis de grands champs d'hiver couverts d'oiseaux morts. Leurs ailes raidies traçaient à l'infini d'indéchiffrables sillons. Ce fut la nuit. J'étais entré dans la province des jardins statuaires »
Ainsi débute le périple inédit du conteur de cette histoire, voyageur en quête d'ailleurs, pénétrant dans la contrée mystérieuse des jardins statuaires. Dans ce pays divisé en domaines ceints de hauts murs et bordés de larges rues austères, les hommes d'adonnent à une bien étrange activité, la culture des statues. Aussi délicates que des plantes, les statues sortent de terre en jeunes pousses tendres et fragiles, croissent et se développent sous les soins constants des hommes jardiniers, se transformant ainsi en sculptures guerrières, nymphes ou cariatides, idoles de marbre ou figures d'airain selon la qualité de la terre d'où elles ont pris racine.
Fasciné par la vision d'un monde où règnent tant de paix et d'harmonie, le voyageur-narrateur parcourt le pays, fait halte dans les nombreux domaines, se familiarise avec une population dont il désire entreprendre le récit circonstancié mais dont les us et coutumes ne tardent pas à le laisser perplexe tant ils regorgent de rites, de gestes et d'actions dans lesquels la spontanéité et le libre arbitre n'ont finalement que bien peu de part.
Tout ici semble régi par des codes et des règles, des cérémonies et des chants qui scandent la vie de la communauté.
Ainsi, la femme, être invisible en cette contrée, cloîtrée à l'abri des regards masculins - hormis ceux de son époux - dans un jardin labyrinthique. Ainsi l'étrange rôle du gardien du gouffre ou le sort réservé aux orphelins, ou encore la douloureuse condition des femmes non-mariées, reléguées au rang de filles perdues.
A mesure qu'il pénètre à l'intérieur des terres, le narrateur sent se fissurer le sentiment utopique d'une société idéale dont il s'était préalablement laissé bercer. Progressivement lui parviennent des rumeurs de rébellion, des échos encore informels sur un jeune chef avide de conquêtes, à la tête des peuples nomades des steppes.
Le voyageur s'aventure alors dans les territoires arides délimitant les frontières du Nord du pays, à la recherche de ce légendaire jeune homme qui menace l'ordre fixe, l'immobilité autarcique des jardins statuaires.

Heureux le lecteur qui pénètrera dans le monde paisible et bienveillant des jardins statuaires ! le bonheur qui sera le sien de découvrir ou redécouvrir un chef-d'oeuvre trop longtemps méconnu ! C'est que l'histoire de ce manuscrit comme frappé du sceau d'une malédiction, serait elle-même digne d'un roman. En effet, écrit par le romancier et peintre Jacques Abeille en 1982, Les Jardins Statuaires n'ont cessé de se dérober à l'édition. Manuscrit perdu, incendie, faillite…une série d'infortunes a longtemps soustrait aux regards l'ampleur de ce chef-d'oeuvre de la littérature de l'imaginaire.
Seuls, quelques rares et fervents amateurs de l'étrange, avaient jusqu'ici hissé Jacques Abeille au rang des auteurs culte.
Trente ans plus tard, les éditions Attila mettent un terme au sortilège en rééditant ce somptueux récit qui peut enfin ouvrir grands les portes de son ailleurs aux lecteurs-voyageurs que nous sommes. le sort s'est désormais inversé ; c'est nous-mêmes dès à présent qui sommes ensorcelés, pris par la magie d'un phrasé aux forts pouvoirs magnétiques et l'expression d'une pure poésie aux accents magnifiquement évocateurs et enchanteurs.
Récit de voyage, conte fantastique, quête initiatique, roman onirique, allégorie, Les Jardins Statuaires, échappent à toute velléités de classification. C'est qu'ils sont tout cela à la fois, aussi méticuleux dans la description quasi-ethnologique d'une civilisation aux frontières du mythe, que dans le travail d'orfèvre et la qualité exceptionnelle de leur forme écrite.
A la narration minutieuse des principes de vie d'une société, comparable aux écrits d'un Lévi-Strauss, aux explorations d'Utopie d'un Thomas More ou aux pérégrinations d'un Candide, se joignent le surréalisme d'un Buzzati et la poésie extatique des romantiques du XIXème siècle.
La langue de Jacques Abeille, à ce point ciselée, sertie de rêves, enchâssée d'émotions, vaste pays lui-même à découvrir, est un bijou précieux que tous les amoureux des mots, les épris de littérature et d'imaginaire se feront une intense joie d'appréhender.

« Les réseaux se nouent, se superposent, s'effacent. Les signes pullulent. Il faut que le regard s'abîme.
Pourtant d'autres contrées sont à venir. Il y aura des pays… »



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"Je crus avoir écrit l'oeuvre d'un fou."
Jacques Abeille

Auteur découvert grâce à Chrystèle (HordeDuContrevent) et à son magnifique billet, « Les Jardins statuaires » est le premier tome du cycle romanesque des Contrées débuté dans les années 1980.

Dès les premières pages du roman, je me suis laissée séduire, charmer, emporter par la plume poétique de Jacques Abeille, par son récit contemplatif proche de la rêverie, par son personnage attachant, et surtout par ce monde statuaire fascinant qui lie l'art au minéral et au végétal.

C'est un roman sans pareil, une porte ouverte vers une contrée lointaine, hors du temps, un récit de voyage inoubliable au pays des statues.

*
Guidée par l'écriture pleine de grâce de Jacques Abeille, j'ai suivi le narrateur dans son voyage, à la découverte d'un monde mystérieux et étrange où, dans des grands domaines protégés par de hautes murailles, des jardiniers cultivent des statues. Leur savoir-faire s'apparente à un art qui requiert beaucoup de patience et de méticulosité.
Les statues se développent de la même manière que les plantes, ayant besoin d'un terreau fertile pour développer un système racinaire qui s'amoncèlera pour devenir un socle dense et compact, capable de soutenir la statue une fois achevée. Inlassablement, les jardiniers sèment, plantent, soignent et transplantent les pierres. Ils sont comme des tailleurs de pierre élaguant, polissant, façonnant suivant leur sensibilité, leur personnalité, leurs émotions pour donner la forme définitive aux statues.

« Pour moi, j'y voyais la concrétion de toutes les passions humaines, cette façon que nous avons d'être mi-partie dehors, mi-partie dedans les choses. »

Instruit par le doyen de chaque domaine, l'homme découvre ces espaces clos, énigmatiques, coupés du monde extérieur. le temps y paraît suspendu, soumis au rythme des pulsations organiques des statues, créant une atmosphère magique et féérique.

Mais si les domaines du sud sont riches et prospères, sculptant des oeuvres abouties, variées et spectaculaires, les domaines du nord au sol pauvre façonnent des statues d'un tout autre genre.

« En vérité je ne sais d'où ces statues tiennent cet air de présenter chacune à sa manière une déchirure profonde, et secrète, mais comment n'en serait-on pas touché? »

*
Si j'ai été éblouie par la beauté esthétique des sculptures réalisées par ces artistes jardiniers, « Les jardins statuaires » n'est pas un simple roman d'ambiance : s'il traite de la création artistique et du pouvoir de l'imagination des hommes, la beauté du texte résonnent d'idées et de réflexions approfondies sur les sociétés enfermées dans les carcans de lois ancestrales et de coutumes rétrogrades.

En effet, la forme sociétale de ces micro-sociétés semble se refléter dans la rigidité et l'aspect des statues.

« Quand nous fûmes plus près, je remarquai que les jardiniers maniaient marteaux et burins.
— Ils procèdent à la taille. À chaque étape de sa croissance la statue pousse de toutes parts un bourgeonnement désordonné. Chaque fois, la forme définitive, vers laquelle obscurément elle se développe, est tout entière remise en jeu. Il faut donc sans cesse la reprendre, la confirmer, et, pour ce faire, détacher à temps les membres en excédent qui menacent de la rendre tout à fait informe et monstrueuse. »

C'est à coups de cisailles et de masses qu'ils modèlent l'organisation de leur vie communautaire par un ensemble de règles qui régissent leur société, allant jusqu'à créer à l'intérieur de chaque domaine, un enclos pour les femmes dissimulé derrière un rideau labyrinthique de végétation.

« … ceux qui viendront après moi feront ce que j'ai fait ; ils inventeront quelque chose qui ruinera peut-être ce que j'ai entrepris. Quelle importance ? Je vous concède que l'idée de progrès est une des plus ineptes qu'ait jamais conçues l'entendement humain, mais elle est nécessaire. Il faut bien que les hommes se racontent quelque fable pour se justifier de ne pas laisser le monde en l'état où ils l'ont trouvé. Et comment supporteraient-ils la disparition de leurs ancêtres s'ils n'étaient capables d'entretenir en eux-mêmes l'illusion de valoir mieux qu'eux ? Croyez-moi, c'est une ineptie féconde. »

Il fait réfléchir le lecteur sur de nombreux thèmes qui ont une portée particulièrement actuelle, développant des thématiques autour des relations entre hommes et femmes, des fonctions sociales de chacun, et en particulier autour du rôle des femmes, excessivement limité, borné.

« Vous voyez comme il est difficile de parler des femmes quand on est un jardinier ! Nous les connaissons mal et elles ne cessent de nourrir nos rêves. Elles nous parlent fort peu. Ce que je vais vous dire est aventureux, puisque je n'ai aucune connaissance directe de la chose, cependant il me semble que les couples qui se forment et qui sont heureux…, de tels couples doivent communiquer autrement que par des mots, chacun doit pressentir l'autre à ses gestes, à son souffle. Or il paraît que ce grand silence, qui s'étend entre les hommes et les femmes et qui, d'une certaine manière, a cours aussi entre les hommes…, ce grand silence, les femmes ne le laissent pas s'établir entre elles. Il paraît qu'elles parlent, qu'elles parlent beaucoup entre elles, et des hommes notamment. On suppose même qu'elles sont, entre elles, d'une très grande indécence. Nous y pensons souvent. Comme je vous l'ai dit, nous en rêvons. »

En même temps, le narrateur, sorte de anti-héros, véhicule à travers ses pensées, de belles valeurs sur l'égalité entre les hommes et les femmes, la liberté, l'entraide, le bonheur, l'amour, la paternité.

*
Dans le premier tiers du récit, le décor harmonieux et la culture des statues se dévoilent avec lenteur, suavité et délicatesse, insufflant une atmosphère propice à la flânerie et à la contemplation. J'y ai même trouvé un côté sensuel et presque charnel dans ce rapport à la pierre, à la terre, à l'eau.

Puis la promenade devient au fil des pages plus étrange, plus intrigante et plus inquiétante lorsque le voyageur dirige ses pas vers le nord où vivent des marginaux et des guerriers. Cela laisse une impression de tragédie muette et menaçante qui sommeille mais ne demande qu'à exploser.

*
Dans ce récit, le style est plutôt exigent, le vocabulaire est recherché mais la prose emplie d'une douceur poétique conserve un charme fou.
Entre conte philosophique et voyage initiatique, entre rêve fantastique et roman d'aventure, ce roman se lit lentement, se laisse refermer pour mieux s'en imprégner. On le rouvre avec délice, se délectant à nouveau de cette ambiance surréaliste et étrange à laquelle j'ai été particulièrement sensible.

*
Pour résumer, « Les jardins statuaires » est un récit, très visuel et descriptif, liant la nature à l'art.
Chaque escale de ce long voyage m'a transportée dans des décors différents, merveilleux et fascinants, paisibles ou monstrueux.
C'est une expérience immersive conçue pour encourager le lecteur à la contemplation, au silence, mais aussi à la réflexion.
Un très beau roman aussi beau sur le fond que sur la forme que je vous invite à découvrir.
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Dans un monde et une époque inconnue, nous partons en voyage dans cet univers où les statuts sont cultivés dans d'immenses domaines. Oui, oui, cultivées… Les statuts poussent de façon particulière et de nombreux hommes leur dédient leur vie. Jacques Abeille est un auteur et un peintre surréaliste et nous propose ici un univers original, particulier et rempli de code.

Difficile d'écrire cette critique tant le niveau de cette oeuvre est impressionnant. Des mois après ma lecture, j'en suis toujours autant chamboulée et émerveillée. Jacques Abeille est un auteur avec énormément de talent. Son écriture est travaillée au possible, je crois que c'est la première fois que je suis autant émerveillée par un style. Une écriture qui touche et qui nous transperce directement. Les Jardins statuaires est bien plus qu'un roman de fantasy. C'est un roman où l'on se découvre, on apprend à se connaitre, c'est un véritable récit philosophique. A travers son monde et ses codes, Jacques Abeille nous interroge directement et nous fait passer des messages forts. C'est assez indescriptible. le Jardin statuaire demande de prendre son temps car c'est un récit qui demande beaucoup d'énergie mais qui vaut le coup que l'on lui offre. Sous la forme d'un récit de voyage, nous découvrons en même temps que le protagoniste (dont on sait finalement peu de choses, seulement qu'il est étranger, comme nous, des jardins statuaires) cet univers, et tout autant que lui, on est charmé et curieux d'en apprendre plus. En plus de nous proposer une écriture superbe et des messages forts, l'auteur nous propose une intrigue complète et intelligente et nous offre une fin impactante.

J'ai l'impression de faire un déshonneur total en écrivant une critique aussi basique et avec mon style aussi peu travaillé tant Les Jardins Statuaires fait partie des chefs d'oeuvre pour moi mais je pense que ce roman mérite beaucoup plus de succès qu'il en a. Merci Folio d'avoir réédité ce titre, je serais surement passée à côté sinon.
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J'ai lu ce livre par curiosité et par chauvinisme, l'auteur étant bordelais comme comme moi.
Ce roman est classé SF ce qui est carrément hors de ma zone de confort.
Au début le rythme de l'histoire est lent, l'auteur se livre à un travail de création extraordinaire. Il se révèle capable de décrire un monde dans lequel, un voyageur désirant connaître et écrire un livre, découvre la façon de vivre de ces jardiniers qui cultivent des statues.
Tout une société nous est révélée dans ce qu'elle a de plus beau, un vrai travail d'ethnologie. L'auteur pousse jusque dans les moindres détails cette société qui affiche sa plus belle façade au voyageur mais l'aubergiste de l'hôtel où il vit, va lui montrer le côté sombre de cette civilisation. Poussé par la curiosité, notre voyageur ne cesse de parcourir les contrées afin de visiter plusieurs jardins statuaires.
Le dernier tiers du roman accélère le rythme, comporte un peu plus d'actions, ce qui n'est pas pour me déplaire et me pousse à lire la suite.
Mon seul bémol et pas des moindres est la place faite aux femmes dans ce monde, à mon goût plutôt réducteur. En effet, si elles ne sont pas chassées des jardins et ainsi elles ne peuvent être que des prostituées dont les hôtels gèrent le circuit, elles restent dans les jardins où elles sont réduites à être cachées aux yeux des hommes, bonnes à faire à manger et à élever des enfants, un peu réducteur à mon goût. J'ai trouvé peu de personnages féminins intéressants et une société trop masculine pour moi.
Je ne m'arrête pas là pour autant, je vais poursuivre la lecture du cycle et je verrai ce que ça donne.
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Les livres originaux existent-ils encore ? Les gros lecteurs peuvent se poser la question, car au fil des romans, les ficelles maintes fois exploitées finissent par se voir et par lasser. Alors lorsque j'ai découvert le synopsis totalement hors normes de "Les jardins statuaires" ainsi que sa publication bourrée de péripéties (manuscrit perdu, incendie...), je me suis dit qu'on tenait très probablement une pépite !

Voilà une lecture qui sort tellement des cadres qu'il est difficile de savoir par où commencer. Déjà, le livre fait partie de ces lectures difficilement catégorisables tant elle croise et mélange les genres. On retrouve quelques points communs avec des romans comme "Le Rivage des Syrtes" de Julien Gracq, car l'action ne se passe ni dans lieu, ni à une époque spécifique. C'est un peu comme un conte brumeux, une parenthèse dans la réalité.

Et comme dans beaucoup de contes, le lecteur fait face à une univers à la fois poétique et inquiétant. le narrateur est un voyageur sans attache qui fait halte dans une contrée lointaine et méconnue. Ce pays est divisée en vaste domaines n'ayant que peu de liens les uns avec les autres. L'activité principale des habitants est de faire grandir et s'occuper de statues démesurées qui poussent hors du sol. Jacques Abeille construit autour de ce bien étrange phénomène une société aux rites et traditions abscons pour l'oeil extérieur, mais qui apporte de la cohérence à l'univers créé.

Tout comme le narrateur, nous sommes dans un premier temps séduits par cette société à première vue utopique qui repose sur la cohésion du groupe et des valeurs communautaires fortes. Mais très vite, cet aspect utopique se délite face à une réalité plus sombre. En effet, les domaines observent des règles strictes promptes à isoler et exclure certaines catégories de la population, quitte à prohiber violemment toute forme de rébellion et de protestation.

L'absence des femmes apparaît rapidement comme problématique. Elles sont inexistantes, cachées aux yeux des hommes dans de vastes jardins labyrinthique où elles sont prisonnières. Les activités des hommes leur sont interdites, leur destin est tout tracé dès la naissance : mariée ou prostituée. Quant aux homosexuels, ils sont considérés comme des aberrations dont on ose à peine parler.

Le tout est porté par une écriture limpide, l'auteur entrecoupe son récit de moments très poétiques ou de réflexions philosophiques menées par le narrateur. Jacques Abeille n'hésite pas à utiliser des tournures presque synesthésiques pour brosser le portrait de sa contrée, mélangeant les sens dans l'association des formules.

Le point faible peut se trouver dans une certaines froideur dans l'écriture, ce qui empêche une totale empathie envers les personnages, car ces derniers m'ont paru à certaines reprises distants. Autrement, il n'y a pas vraiment d'éléments rédhibitoires. Mais bien sûr, la singularité de l'oeuvre fait que le livre ne plaira pas à tout le monde ;)

En somme, le livre est parfait si vous cherchez une lecture hors des sentiers battus. On entre même en territoire sauvage ! Avec son univers poétique, Jacques Abeille nous offre une expérience envoûtante unique. Mais loin d'être une simple curiosité littéraire, Les jardins statuaires nous met face à des problématiques sociales poussées : place des femmes, légitimité des normes, fin d'une société étouffée par ses rites et ses traditions, discrimination... A lire donc ? Totalement !
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« Les Jardins statuaires » est le premier opus du Cycle des contrées de Jacques Abeille, oeuvre romanesque ambitieuse et inclassable débutée dans les années 70. Dans ce premier tome, qui peut se lire indépendamment de ses suites, nous suivons les pas d'un narrateur, mystérieux voyageur dont nous ignorons tout. Seules ses paroles, ses décisions et ses actes nous permettront de mieux connaître cet homme tout à la fois curieux du monde qui l'entoure, respectueux des différences d'autrui et épris de justice.

Le style de Jacques Abeille est parfaitement maîtrisé. Ses phrases sont belles et précisément ciselées, et même si sa plume peut paraître surannée voire un peu précieuse, elle s'adapte merveilleusement à ce monde imaginaire à l'époque incertaine mais reculée. Quelques références semées ici et là permettent de reconnaître notre monde où un soupçon de fantastique fait irruption. Notre voyageur arrive ainsi dans un étrange pays où la société est organisée en domaines clos et où les hommes, appelés jardiniers, entretiennent avec déférence des statues qui sortent de terre et poussent jusqu'à prendre forme. Rapidement, le narrateur se passionne pour ces statues et la société qui s'est construite autour de leur culture. Il est fasciné par les livres écrits pour transmettre la mémoire d'ancêtres dont les traits se sont retrouvés modelés dans la pierre. Il décide alors de documenter son exploration des domaines en écrivant un livre à son tour. Aidé d'un guide et du tenancier de l'hôtel où il réside au début de son périple, le voyageur va bientôt découvrir cette société dans ses moindres détails, l'étudier à la manière d'un ethnologue, entrevoir ses zones d'ombre et ses déficiences, notamment la dure condition imposée aux femmes ainsi que la menace barbare qui rôde au nord.

Récit surréaliste, conte philosophique, fable allégorique ou roman d'aventure, ce livre n'a de cesse de fondre les styles et de varier les rythmes. « L'oeuvre d'un fou », crut avoir écrit Jacques Abeille ? Non, plutôt celle d'un visionnaire…
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C'est livre est assez curieux, un voyageur parcourt ce monde inconnu, avec ses règles bien définies, où les hommes sont principalement appelés" jardiniers", qui en réalité cultivent des statues et non nos légumes de chez nous! Certes, cultiver des statues n'en est pas moins original, et lorsque pas à pas on découvre ce qu'elles peuvent vous faire subir, je préfère encore nos légumes. Notre voyageur parcourt et étudie ainsi les moeurs de cette étrange et ambigue contrée, où rien n'est ce qu'il parait. Il découvre que les femmes existent mais restent confinées à des tâches bien communes à l'histoire des femmes, dans les domaines au yeux des hommes. Pourtant ce roman n'a rien de misogyne je vous rassure, car le rôle des femmes est de loin plus enviable que celui des hommes. Enfin par pour toutes bien sûr!
Je ne veux pas réduire cette histoire à un récit linéaire, car ce serait manquer l'essence même de ce livre. le style, l'apport poétique d'un rêve éveillé nous transporte avec douceur ou violence par moment, mais jamais ne nous laisse indifférent.
L'auteur, Jacques Abeille m'était totalement inconnu, et je remercie de me l'avoir fait connaître et apprécié une amie de lecture sur Babelio, Ichirin-No-Hana qui a d'ailleurs excellé dans sa critique.
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le narrateur est une sorte d'ethnologue des jardins statuaires, dans lesquels j'ai pénétré sans somation ni préambule. Ou du moins c'est ainsi que j'ai perçu cette immersion abrupte dans un univers absolument fantastique ; en compagnie d'un voyageur, épaulé de son guide jardinier, dont le but semble de recenser la variété, les us et coutumes, et cas particuliers du pays statuaire. Un pays comme vous n'en aviez jamais imaginé, domaines où des statues poussent de terre, d'abord semblables à de petits champignons blancs et informes, puis élaguées, poncées par des jardiniers avant de pouvoir les déterrer à maturation complète. Dans les plus classiques des cas, elles restent sous contrôle des hommes. Des hommes, des femmes dont la société est soumise à des règles très précises, codées et hiérarchisées, sous contrôle maximal, un peu comme la culture des statues.
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Ainsi dans une première partie de livre, la découverte de « l'oeuvre d'un fou » (c'est J.Labeille qui le dit), un onirisme pur et abouti a combattu dans mon appréciation avec un élément plombant la rêverie, selon moi, que j'illustrerai par cette vision d'un ethnologue qui rédige un cas d'étude. Je me suis sentie tenue à distance du narrateur, pourtant souvent dans l'introspection, ce qui a fait barrière à l'émotion que j'aurais pu ressentir. Un récit à la langue très appliquée, avec usage soigné (à l'overdose) de l'imparfait du subjonctif, ou/et du plus-que-parfait que j'eusse souhaité moins présents (jusque dans les dialogues!!), pour un propos pour le moins sophistiqué, gonflé de longues métaphores vertigineuses.
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Ce narrateur, n'a pas de prénom. Alors que je le croise dans les premières pages, déjà en route pour le premier domaine de statues, je suppose que je vais peu à peu découvrir qui il est, d'où il vient, pourquoi il voyage dans ce pays, et où le mènera sa quête. Mais je ne serais exaucée qu'à dose homéopathique, et donc bien peu attachée à lui et à ses péripéties, péripéties qui tardent à arriver d'ailleurs. Je me suis beaucoup plus intéressée à mon livre dans une seconde partie alors que de sa place d'observateur, de recenseur, il prend de plus en plus part à ces jardins, en devient un acteur, se mêle intimement à leur fonctionnement et à leur destin.
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Ce pays des statues n'est pas définissable ni dans l'espace, ni dans le temps. Les cavaliers y ont des sabres, vous trouverez également des petites filles venant quêter auprès du gardien du gouffre des statues de métal forgé qui les protègent d'un destin bien glauque. Un univers un peu moyen-âgeux, avec des règles, des castes qui rappellent la fantasy plongée en friture surréaliste. N'étant pas fan de fantasy, cet aspect a ajouté de quoi me rebuter.
Par contre j'ai trouvé le final extraordinaire ; tous les codes de genre y volent en éclat pour mettre en lumière une véritable fable recelant un message universel, profondément humain, ainsi qu'un doute subtil sur la réalité de mondes élevés puis éteints dont nous n'aurions pas connaissance, un jour, quelque part, il y a fort longtemps, à moins que ce ne soit d'ici plusieurs siècles.
Un livre qui sans nul doute invite à la rêverie. Un peu au sommeil aussi parfois :P
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Vers le milieu du mois dernier, revenant d'une virée nocturne destinée à photographier la comète Neowise, nous passâmes à côté de la boîte à livres du quartier. Impossible de résister à l'envie d'y jeter un oeil, sous la lumière tremblotante de mon téléphone. Comme d'habitude, beaucoup de vieilleries, quelques Harlequin hélas en mauvais état, de la blanche, une poignée de polars en vrac... Au milieu de tout ça, on repère assez facilement un Folio SF état neuf, surtout avec son titre intrigant et un résumé confirmant l'idée que l'on pouvait se faire du livre. Une balade, une comète, et un nouveau livre sur mes étagères : la définition même d'une soirée parfaite.
Dommage que le livre en question, derrière ses atours attractifs, vienne de décrocher la palme de ma pire lecture de l'année.

Il y a tellement de choses qui ne vont pas là-dedans qu'il vaut mieux commencer par aborder le positif, à savoir l'univers du livre, les fameux jardins statuaires. En soi, l'idée de statues qui poussent dans la terre comme le feraient des plantes – plutôt du chiendent en l'occurrence – est déjà pas mal perchée, mais rendez-vous compte qu'à partir de là, Jacques Abeille a inventé toute une civilisation, avec son histoire, ses traditions. Si vous en avez marre de lire un peu toujours la même chose et recherchez du dépaysement, là, vous en aurez, en pas qu'un peu.

A condition d'aimer les descriptions.

Parce que, premier couac, pendant toute la première moitié du livre – qui fait tout de même 571 pages, pas encore un pavé mais tout de même une belle brique –, il n'y a pas d'histoire. le narrateur, voyageur anonyme, décrit simplement en long, en large et en travers ce qu'il découvre des jardins statuaires et des moeurs des jardiniers. Tout y passe, de la cultures des statues à l'organisation de la société et son sexisme à outrance, les rites de passage à l'âge adulte, la disposition des domaines... En tout franchise, s'il n'y avait pas l'originalité de l'univers, ce serait purement et simplement chiant, d'autant que ce n'est pas comme si le texte était fluide.

Imaginez un kouing-amann qu'on aurait fourré de N*tella, arrosé de sirop d'érable, le tout recouvert d'une généreuse couche de chantilly et saupoudré de brisures de cacahuètes. Eh bien, « Les jardins statuaires », c'en est l'équivalent littéraire. Comme si les littératures de l'imaginaire ne pouvaient se suffire à elles-mêmes et avaient besoin de venir brosser dans le sens du poil les amateurs de belles lettres, quitte à s'enliser dans la surenchère, se vautrer dans une débauche de métaphores, de circonvolutions, au point qu'il arrive régulièrement que l'on perde totalement le fil d'une phrase en cours de route. Les pages vous dégueulent encore et encore des litres de mots à la figure, vous noyant sous un vomi stylistique qui n'a d'autre but que de planquer sous un vernis recherché son absence totale de consistance. Une véritable démonstration de branlette intellectuelle, où l'on se pignole sur de jolies tournures et de pseudo-amorces de réflexions qui d'une part sont abandonnées sitôt lancées par le narrateur, d'autre part n'ont aucun fond, rappelant ainsi à tout bout de champ que la société servant de pilier à ces réflexions n'existe pas. Certes, ses travers sont ceux de l'être humain, dans une version exacerbée de ceux de notre propre civilisation, mais le contexte rend impossible toute comparaison.
Amateurs de belles plumes, tournez-vous plutôt vers les écrits d'Anthelme Hauchecorne, c'est tout autant voire davantage ciselé, mais pas pour ne rien dire.

Bref, il faut se farcir plus de 200 pages de descriptions outrageusement verbeuses avant que ne commence à s'esquisser une histoire. Autant dire que si je n'avais pas pour principe de ne jamais abandonner un livre, ne serait-ce que par respect pour l'auteur qui y a passé des centaines voire milliers d'heures (je peux donc bien lui en consacrer quelques dizaines afin de voir où il voulait en venir), je n'aurais clairement pas tenu le coup jusque-là.
Bah en fait, Les jardins statuaires, c'est un peu un Mad Max Fury Road où la philosophie de comptoir remplace l'action décérébrée, mais l'histoire est la même, à savoir celle d'un bref aller et retour au milieu de nulle part.

Bon, en vrai j'exagère, il se passe quand même deux-trois trucs, comme les rencontres du voyageur avec les femmes du livre.

Donc on a d'un côté un protagoniste qui veut bien admettre que d'accord, la société des jardiniers, – où la femme est au mieux la propriété d'un père puis d'un mari et passe sa vie entière cachée dans un labyrinthe, ou alors prostituée itinérante dans les hôtels – est quand même giga sexiste, que c'est pas tip-top et que s'il y avait du changement, ce ne serait pas si mal.
De l'autre, on a un auteur dont tous les personnages féminins se baladent à poil sans la moindre raison (tandis que les hommes, eux, possèdent de vrais vêtements) et sont présentés de la sorte :
« […] une grande fille point trop mal faite, et qui le laissait voir puisqu'elle ne portait pour tout vêtement qu'une manière de boléro dont sa poitrine généreuse écartait à chaque mouvement les pans, et une bande de tissu dont on ne pouvait deviner s'il s'agissait d'une ceinture fort large ou d'une jupe très courte qui laissait nu le croissant inférieur de ses fortes fesses. »
Ni cheveux, ni visage, ni yeux, ni nez : cette dame, que l'on reverra plus tard dans le texte, ne sera jamais plus que ses nichons et son postérieur. C'est encore pire pour les deux autres, qui se retrouveront dans le lit du voyageur sans davantage de justification qu'il n'en existe à leur nudité. le seul personnage nommé de tout le bouquin, d'ailleurs, c'est celle vouée à devenir la compagne du héros. Alors je ne sais pas vous, mais voir une nana casser des pierres (seins nus) puis récupérer ladite nana la nuit même dans son lit, pour repartir finir son voyage le lendemain, ça n'est pas ce que j'appelle une histoire d'amour crédible. Oui, parce que c'est censé en être une. Et ce bien que le mec la trompe allègrement avec une (jolie) chasseresse (aux seins nus, forcément) quelques jours plus tard, sans que ça ne lui pose le moindre cas de conscience.

Autant dire que venir dénoncer le sexiste d'une société imaginaire à travers un texte où la femme en tant qu'individu n'existe que pour flatter l'oeil du lectorat, c'est assez bancal, peu crédible et tout simplement contre-productif comme démarche.

Alors certes, il reste cette histoire de légende insaisissable, d'effondrement imminent de la société, ces domaines où la pierre, incontrôlable, engloutit tout sur son passage, mais entre la forme qui tape dans la surenchère, et le fond, aussi creux que le gouffre où l'on se débarrasse des statues malades, ça n'est vraiment pas assez pour sauver l'intérêt du truc.

En parlant de se débarrasser des malades pour éviter la contagion, j'ai oublié de mentionner le malaise engendré par la façon dont sont cultivées les statues, où l'on aplanit la moindre difformité avant, à terme, de se débarrasser de celles impossibles à conformer à « la norme ». Mais, à ce stade, on n'est plus à un détail gerbant près, n'est-ce pas ?
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