Dans mon éternelle quête de dresser un bilan de la fantasy française digne de ce nom et sur les conseils du camarade Yossarian, j'ai décidé d'entamer le Cycle des Contrées de
Jacques Abeille. Clôturé l'année dernière seulement (enfin, l'auteur affirmait déjà l'avoir achevé en 2016, comme quoi on n'est jamais à l'abri d'une nouvelle conclusion), il s'agit d'un des classiques méconnus cherchant (et parvenant) à renouer entre ce genre honni et la littérature blanche, ici par le prisme du surréalisme tardif. Écrit dans les années 70, publié en 82, le premier tome,
Les Jardins Statuaires, a été une galère éditoriale (et on se demande pourquoi une notice en fin de livre n'explique pas ce parcours du combattant) ; toujours est-il qu'il ressort malgré tout à partir de 2013 dans la maison d'éditions Attila (depuis renommée le Tripode, pour vous la faire court), le tout dans un ouvrage particulièrement soigné visuellement.
Parce que oui, quand on porte autant d'attention à se démarquer de l'édition du tout-venant, il est surprenant qu'on ne soit pas davantage reconnu, et j'ai eu l'agréable impression de découvrir un trésor n'appartenant qu'à moi seul (bon, même si je l'avais emprunté en bibliothèque) : police unique forgée spécialement pour la saga, gravures de Schuitten le plus souvent sur fond noir, pagination non-conventionnelle pour ajouter à l'aspect étrange, on ressent
un amour du livre-objet que ne vient tiédir que l'absence des alinéas. L'histoire suit donc un voyageur découvrant une région du monde, le notre ou un autre, rien n'est sûr (Byzance est évoquée à un moment), où les statues poussent du sol et où des jardiniers s'affairent à les cultiver et leur donner une forme acceptable. Il s'agit d'hommes sans pouvoir, se contentant de peu, vivant dans de petits domaines où ils s'entraident les uns les autres dans toutes les tâches. Durant les cinquante premières pages, on se demande même si l'on n'a pas affaire à une utopie, mais quelque chose de sombre et amer dans le style met nos sens aux aguets. Et tout ça a l'air bien trop beau…
Avec ce roman,
Jacques Abeille nous décrit donc minutieusement une société étrange mais cohérente, qui semble figée depuis longtemps dans une absence de véritable création artistique et une misogynie latente ; société qui ne fera pas long feu face à l'arrivée imminente de barbares venus du Nord. Pas étonnant que François Schuitten se soit retrouvé embarqué dans de genre de projets : si Abeille n'a pas sa démence architecturale, on retrouve chez les deux hommes une certaine étrangeté dans l'imagination des éléments fantastiques, ainsi qu'un certain plaisir à bousculer des environnements sociaux moribonds inspirés de l'Europe.
Seulement pour ça il va falloir s'accrocher si vous êtes amateurs de la fantasy telle qu'elle nous est habituellement vendue. On est dans le contraire de celle épique, gentiment bourrine et consacrée le plus souvent au divertissement : le rythme se fait lent et aride, extrêmement peu découpé (le premier chapitre fait une page, le suivant couvre… le reste du roman), la poésie sombre et austère à la
Julien Gracq (mais nettement plus accessible), et les longues explications risquent d'en décourager plus d'un. Pour vous donner une idée de ce qui vous attend, un seul personnage, Vanina, possède un nom. Merveilleux français oblige, on trouve de nombreux archaïsmes dans le texte, mais il ne s'agit pour une fois pas de quelque chose de rebutant : le langage soutenu et un brin désuet, parce qu'il n'est pas forcé, contribue à donner une atmosphère ancienne et contemplative, si l'on excepte quelques sorties de route quand il se veut plus familier (« c'est de la fichaise »).
Alors, pourquoi est-ce que je vous conseille quand même ce livre ? Eh bien, pour la place historique qu'il occupe au sein de la littérature française du XXe siècle.
Jacques Abeille se situe en effet à la croisée de trois mouvements : le surréalisme, la fantasy française et le roman d'attente.
Bien que n'étant pas officiellement surréaliste,
Jacques Abeille s'en revendique, et cela se ressent dans son texte par sa faculté à susciter des visions hallucinatoires comme ces statues qui sortent de terre (on pourrait analyser la première moitié du roman, où le narrateur s'enfonce dans un pays de plus en plus démentiel, comme une plongée dans le subconscient de l'auteur avec au fond de ses hantises les deux pulsions primaires de la psychanalyse, Vanina et l'amazone comme symboles de l'éros et le chef des barbares comme thanatos). Mais le fait qu'il arrive après le reste du mouvement lui permet d'avoir un certain recul sur ses précédesseurs : là où la femme était le plus souvent avant tout une créature mystique proche de la nature servant de réceptacle aux passions du héros ou à l'initier à quelque chose qui la dépassait elle-même, ici Abeille prend le temps, malgré avouons-le un ou deux détails un peu mal vieillis, de développer des personnages féminins crédibles sans leur dénier une certaine poésie.
Pour ce qui est de l'appartenance au genre fantasy, je sais que ça fera rager certains académiciens derrière leurs écrans, mais le fait est là si l'on s'en tient à sa définition : les phénomènes surnaturels sont acceptés et jugés normaux par les protagonistes. Et c'est sans compter la réutilisation de nombreux tropes du genre : le bordel, l'invasion barbare venant du nord, l'amazone… Mais en ôtant la dimension épique pour se concentrer sur une tonalité plus prosaïque, plus réaliste (et ce bien avant les précurseurs de la rural / wander fantasy), il prouve que ceux-ci ne sont en rien incompatibles avec la littérature dite sérieuse : les personnages les plus mystérieux possèdent eux-même leur routine, et le merveilleux se cache dans le quotidien. le manichéisme ne se trouve nulle part, dans un monde où c'est parfois l'aubergiste acariâtre qui dit les paroles les plus justes, et où la personne la plus brave s'avère être une prostituée.
Enfin, il faut relever l'appartenance au roman de l'attente : ce micro-courant, nettement moins connu que les deux premiers, s'est développé avec des ouvrages tels que
Sur les falaises de marbre d'
Ernst Jünger,
le Désert des Tartares de
Dino Buzzati, ou
le Rivage des Syrtes de
Julien Gracq. On y retrouve toujours la même situation : dans une nation généralement inventée de toutes pièces, un personnage s'isole du reste du monde pour découvrir la beauté de son pays dont il sait qu'il sera bientôt détruit par une horde d'envahisseurs.
Jacques Abeille vient renouveler le genre en diminuant l'attente, qui n'arrive que dans la seconde moitié du livre, et en faisant de son héros un étranger, ce qui lui permet d'exposer plus en profondeur son univers au narrateur, donc au lecteur. C'est bien la société qui s'est cristallisée autour des jardins statuaires et non l'arrivée des barbares à laquelle il s'intéresse : quoi de plus explicite, symboliquement parlant, qu'une civilisation dont les vestiges poussent tout seuls ? Personne n'est préparé à la guerre, et on finit même par penser qu'elle n'aura jamais lieu : mais la fin du livre, se terminant brutalement sur l'arrivée des barbares, est sans doute la scène qui m'aura le plus marqué de tout ce mouvement.
Par son worldbuilding soigné, ses nombreux degrés de lecture, son appartenance à différents courants littéraires et sa prose poétique sans jamais en faire trop,
Les Jardins Statuaires prouvent que la fantasy peut se montrer aussi profonde et subtile que la littérature blanche. Je lirai avec joie la suite du Cycle des Contrées dès que j'aurai mis la main sur le tome suivant. Après, je dis ça, c'est pour votre culture…
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