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4,12

sur 348 notes

Critiques filtrées sur 4 étoiles  
J'ai lu ce livre par curiosité et par chauvinisme, l'auteur étant bordelais comme comme moi.
Ce roman est classé SF ce qui est carrément hors de ma zone de confort.
Au début le rythme de l'histoire est lent, l'auteur se livre à un travail de création extraordinaire. Il se révèle capable de décrire un monde dans lequel, un voyageur désirant connaître et écrire un livre, découvre la façon de vivre de ces jardiniers qui cultivent des statues.
Tout une société nous est révélée dans ce qu'elle a de plus beau, un vrai travail d'ethnologie. L'auteur pousse jusque dans les moindres détails cette société qui affiche sa plus belle façade au voyageur mais l'aubergiste de l'hôtel où il vit, va lui montrer le côté sombre de cette civilisation. Poussé par la curiosité, notre voyageur ne cesse de parcourir les contrées afin de visiter plusieurs jardins statuaires.
Le dernier tiers du roman accélère le rythme, comporte un peu plus d'actions, ce qui n'est pas pour me déplaire et me pousse à lire la suite.
Mon seul bémol et pas des moindres est la place faite aux femmes dans ce monde, à mon goût plutôt réducteur. En effet, si elles ne sont pas chassées des jardins et ainsi elles ne peuvent être que des prostituées dont les hôtels gèrent le circuit, elles restent dans les jardins où elles sont réduites à être cachées aux yeux des hommes, bonnes à faire à manger et à élever des enfants, un peu réducteur à mon goût. J'ai trouvé peu de personnages féminins intéressants et une société trop masculine pour moi.
Je ne m'arrête pas là pour autant, je vais poursuivre la lecture du cycle et je verrai ce que ça donne.
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Les livres originaux existent-ils encore ? Les gros lecteurs peuvent se poser la question, car au fil des romans, les ficelles maintes fois exploitées finissent par se voir et par lasser. Alors lorsque j'ai découvert le synopsis totalement hors normes de "Les jardins statuaires" ainsi que sa publication bourrée de péripéties (manuscrit perdu, incendie...), je me suis dit qu'on tenait très probablement une pépite !

Voilà une lecture qui sort tellement des cadres qu'il est difficile de savoir par où commencer. Déjà, le livre fait partie de ces lectures difficilement catégorisables tant elle croise et mélange les genres. On retrouve quelques points communs avec des romans comme "Le Rivage des Syrtes" de Julien Gracq, car l'action ne se passe ni dans lieu, ni à une époque spécifique. C'est un peu comme un conte brumeux, une parenthèse dans la réalité.

Et comme dans beaucoup de contes, le lecteur fait face à une univers à la fois poétique et inquiétant. le narrateur est un voyageur sans attache qui fait halte dans une contrée lointaine et méconnue. Ce pays est divisée en vaste domaines n'ayant que peu de liens les uns avec les autres. L'activité principale des habitants est de faire grandir et s'occuper de statues démesurées qui poussent hors du sol. Jacques Abeille construit autour de ce bien étrange phénomène une société aux rites et traditions abscons pour l'oeil extérieur, mais qui apporte de la cohérence à l'univers créé.

Tout comme le narrateur, nous sommes dans un premier temps séduits par cette société à première vue utopique qui repose sur la cohésion du groupe et des valeurs communautaires fortes. Mais très vite, cet aspect utopique se délite face à une réalité plus sombre. En effet, les domaines observent des règles strictes promptes à isoler et exclure certaines catégories de la population, quitte à prohiber violemment toute forme de rébellion et de protestation.

L'absence des femmes apparaît rapidement comme problématique. Elles sont inexistantes, cachées aux yeux des hommes dans de vastes jardins labyrinthique où elles sont prisonnières. Les activités des hommes leur sont interdites, leur destin est tout tracé dès la naissance : mariée ou prostituée. Quant aux homosexuels, ils sont considérés comme des aberrations dont on ose à peine parler.

Le tout est porté par une écriture limpide, l'auteur entrecoupe son récit de moments très poétiques ou de réflexions philosophiques menées par le narrateur. Jacques Abeille n'hésite pas à utiliser des tournures presque synesthésiques pour brosser le portrait de sa contrée, mélangeant les sens dans l'association des formules.

Le point faible peut se trouver dans une certaines froideur dans l'écriture, ce qui empêche une totale empathie envers les personnages, car ces derniers m'ont paru à certaines reprises distants. Autrement, il n'y a pas vraiment d'éléments rédhibitoires. Mais bien sûr, la singularité de l'oeuvre fait que le livre ne plaira pas à tout le monde ;)

En somme, le livre est parfait si vous cherchez une lecture hors des sentiers battus. On entre même en territoire sauvage ! Avec son univers poétique, Jacques Abeille nous offre une expérience envoûtante unique. Mais loin d'être une simple curiosité littéraire, Les jardins statuaires nous met face à des problématiques sociales poussées : place des femmes, légitimité des normes, fin d'une société étouffée par ses rites et ses traditions, discrimination... A lire donc ? Totalement !
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C'est livre est assez curieux, un voyageur parcourt ce monde inconnu, avec ses règles bien définies, où les hommes sont principalement appelés" jardiniers", qui en réalité cultivent des statues et non nos légumes de chez nous! Certes, cultiver des statues n'en est pas moins original, et lorsque pas à pas on découvre ce qu'elles peuvent vous faire subir, je préfère encore nos légumes. Notre voyageur parcourt et étudie ainsi les moeurs de cette étrange et ambigue contrée, où rien n'est ce qu'il parait. Il découvre que les femmes existent mais restent confinées à des tâches bien communes à l'histoire des femmes, dans les domaines au yeux des hommes. Pourtant ce roman n'a rien de misogyne je vous rassure, car le rôle des femmes est de loin plus enviable que celui des hommes. Enfin par pour toutes bien sûr!
Je ne veux pas réduire cette histoire à un récit linéaire, car ce serait manquer l'essence même de ce livre. le style, l'apport poétique d'un rêve éveillé nous transporte avec douceur ou violence par moment, mais jamais ne nous laisse indifférent.
L'auteur, Jacques Abeille m'était totalement inconnu, et je remercie de me l'avoir fait connaître et apprécié une amie de lecture sur Babelio, Ichirin-No-Hana qui a d'ailleurs excellé dans sa critique.
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Dans mon éternelle quête de dresser un bilan de la fantasy française digne de ce nom et sur les conseils du camarade Yossarian, j'ai décidé d'entamer le Cycle des Contrées de Jacques Abeille. Clôturé l'année dernière seulement (enfin, l'auteur affirmait déjà l'avoir achevé en 2016, comme quoi on n'est jamais à l'abri d'une nouvelle conclusion), il s'agit d'un des classiques méconnus cherchant (et parvenant) à renouer entre ce genre honni et la littérature blanche, ici par le prisme du surréalisme tardif. Écrit dans les années 70, publié en 82, le premier tome, Les Jardins Statuaires, a été une galère éditoriale (et on se demande pourquoi une notice en fin de livre n'explique pas ce parcours du combattant) ; toujours est-il qu'il ressort malgré tout à partir de 2013 dans la maison d'éditions Attila (depuis renommée le Tripode, pour vous la faire court), le tout dans un ouvrage particulièrement soigné visuellement.
Parce que oui, quand on porte autant d'attention à se démarquer de l'édition du tout-venant, il est surprenant qu'on ne soit pas davantage reconnu, et j'ai eu l'agréable impression de découvrir un trésor n'appartenant qu'à moi seul (bon, même si je l'avais emprunté en bibliothèque) : police unique forgée spécialement pour la saga, gravures de Schuitten le plus souvent sur fond noir, pagination non-conventionnelle pour ajouter à l'aspect étrange, on ressent un amour du livre-objet que ne vient tiédir que l'absence des alinéas. L'histoire suit donc un voyageur découvrant une région du monde, le notre ou un autre, rien n'est sûr (Byzance est évoquée à un moment), où les statues poussent du sol et où des jardiniers s'affairent à les cultiver et leur donner une forme acceptable. Il s'agit d'hommes sans pouvoir, se contentant de peu, vivant dans de petits domaines où ils s'entraident les uns les autres dans toutes les tâches. Durant les cinquante premières pages, on se demande même si l'on n'a pas affaire à une utopie, mais quelque chose de sombre et amer dans le style met nos sens aux aguets. Et tout ça a l'air bien trop beau…
Avec ce roman, Jacques Abeille nous décrit donc minutieusement une société étrange mais cohérente, qui semble figée depuis longtemps dans une absence de véritable création artistique et une misogynie latente ; société qui ne fera pas long feu face à l'arrivée imminente de barbares venus du Nord. Pas étonnant que François Schuitten se soit retrouvé embarqué dans de genre de projets : si Abeille n'a pas sa démence architecturale, on retrouve chez les deux hommes une certaine étrangeté dans l'imagination des éléments fantastiques, ainsi qu'un certain plaisir à bousculer des environnements sociaux moribonds inspirés de l'Europe.
Seulement pour ça il va falloir s'accrocher si vous êtes amateurs de la fantasy telle qu'elle nous est habituellement vendue. On est dans le contraire de celle épique, gentiment bourrine et consacrée le plus souvent au divertissement : le rythme se fait lent et aride, extrêmement peu découpé (le premier chapitre fait une page, le suivant couvre… le reste du roman), la poésie sombre et austère à la Julien Gracq (mais nettement plus accessible), et les longues explications risquent d'en décourager plus d'un. Pour vous donner une idée de ce qui vous attend, un seul personnage, Vanina, possède un nom. Merveilleux français oblige, on trouve de nombreux archaïsmes dans le texte, mais il ne s'agit pour une fois pas de quelque chose de rebutant : le langage soutenu et un brin désuet, parce qu'il n'est pas forcé, contribue à donner une atmosphère ancienne et contemplative, si l'on excepte quelques sorties de route quand il se veut plus familier (« c'est de la fichaise »).
Alors, pourquoi est-ce que je vous conseille quand même ce livre ? Eh bien, pour la place historique qu'il occupe au sein de la littérature française du XXe siècle. Jacques Abeille se situe en effet à la croisée de trois mouvements : le surréalisme, la fantasy française et le roman d'attente.
Bien que n'étant pas officiellement surréaliste, Jacques Abeille s'en revendique, et cela se ressent dans son texte par sa faculté à susciter des visions hallucinatoires comme ces statues qui sortent de terre (on pourrait analyser la première moitié du roman, où le narrateur s'enfonce dans un pays de plus en plus démentiel, comme une plongée dans le subconscient de l'auteur avec au fond de ses hantises les deux pulsions primaires de la psychanalyse, Vanina et l'amazone comme symboles de l'éros et le chef des barbares comme thanatos). Mais le fait qu'il arrive après le reste du mouvement lui permet d'avoir un certain recul sur ses précédesseurs : là où la femme était le plus souvent avant tout une créature mystique proche de la nature servant de réceptacle aux passions du héros ou à l'initier à quelque chose qui la dépassait elle-même, ici Abeille prend le temps, malgré avouons-le un ou deux détails un peu mal vieillis, de développer des personnages féminins crédibles sans leur dénier une certaine poésie.
Pour ce qui est de l'appartenance au genre fantasy, je sais que ça fera rager certains académiciens derrière leurs écrans, mais le fait est là si l'on s'en tient à sa définition : les phénomènes surnaturels sont acceptés et jugés normaux par les protagonistes. Et c'est sans compter la réutilisation de nombreux tropes du genre : le bordel, l'invasion barbare venant du nord, l'amazone… Mais en ôtant la dimension épique pour se concentrer sur une tonalité plus prosaïque, plus réaliste (et ce bien avant les précurseurs de la rural / wander fantasy), il prouve que ceux-ci ne sont en rien incompatibles avec la littérature dite sérieuse : les personnages les plus mystérieux possèdent eux-même leur routine, et le merveilleux se cache dans le quotidien. le manichéisme ne se trouve nulle part, dans un monde où c'est parfois l'aubergiste acariâtre qui dit les paroles les plus justes, et où la personne la plus brave s'avère être une prostituée.
Enfin, il faut relever l'appartenance au roman de l'attente : ce micro-courant, nettement moins connu que les deux premiers, s'est développé avec des ouvrages tels que Sur les falaises de marbre d'Ernst Jünger, le Désert des Tartares de Dino Buzzati, ou le Rivage des Syrtes de Julien Gracq. On y retrouve toujours la même situation : dans une nation généralement inventée de toutes pièces, un personnage s'isole du reste du monde pour découvrir la beauté de son pays dont il sait qu'il sera bientôt détruit par une horde d'envahisseurs. Jacques Abeille vient renouveler le genre en diminuant l'attente, qui n'arrive que dans la seconde moitié du livre, et en faisant de son héros un étranger, ce qui lui permet d'exposer plus en profondeur son univers au narrateur, donc au lecteur. C'est bien la société qui s'est cristallisée autour des jardins statuaires et non l'arrivée des barbares à laquelle il s'intéresse : quoi de plus explicite, symboliquement parlant, qu'une civilisation dont les vestiges poussent tout seuls ? Personne n'est préparé à la guerre, et on finit même par penser qu'elle n'aura jamais lieu : mais la fin du livre, se terminant brutalement sur l'arrivée des barbares, est sans doute la scène qui m'aura le plus marqué de tout ce mouvement.
Par son worldbuilding soigné, ses nombreux degrés de lecture, son appartenance à différents courants littéraires et sa prose poétique sans jamais en faire trop, Les Jardins Statuaires prouvent que la fantasy peut se montrer aussi profonde et subtile que la littérature blanche. Je lirai avec joie la suite du Cycle des Contrées dès que j'aurai mis la main sur le tome suivant. Après, je dis ça, c'est pour votre culture…
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Tout commence à la campagne, alors que l'auteur observe un jardin. Les courges se transforment en êtres vivants. L'anthropomorphisme, cette fantasmagorie, s'installe. L’œuvre germe. Le regard de l'artiste s'abîme, il va jusqu'à s'imaginer un monde où l'on cultiverait non plus des légumes, mais des statues, à l'apparence humaine, ou presque. La nature et la culture, se mêlant étroitement dans son esprit, se présentent à l'évidence comme la matrice de son oeuvre. Il projette alors d'écrire une fiction brève, ou un conte philosophique, sur une création métaphorique. Il laisse aller sa plume, écrit 150 pages en explorant la contrée des Jardins Statuaires et s'interroge sur les limites de son oeuvre. Il arpente l'espace textuel jusqu'aux frontières du récit. Il écrira, en plus, six autres oeuvres, dressant une géographie plus complexe, plus complète de ses contrées imaginaires. Il créera de nouveaux espaces où les cultures se rencontrent, se confrontent. L'anthropologie est une science qui se transforme en art dans les récits de ce voyageur imaginaire. Il dresse l'histoire des civilisations, dans une oeuvre mémorielle ; il médite devant les ruines des monuments, sur la nature qui surgit, qui prend vie. C'est l'histoire d'une gestation.

L'histoire de la conception des statues peut se lire en filigrane dans les Jardins Statuaires, à plusieurs niveaux. Jacques Abeille, qui fut professeur d'arts plastiques, nous présente en effet un bilan de l'art sculptural : les amateurs peuvent reconnaître, il me semble, certaines statues, célèbres, dans les descriptions. En même temps, ces statues familières sont plus que tout, étranges. Elles sont cultivées par des jardiniers : la sculpture devenant l'expression de la nature (monstrueuse, d'un gigantisme à peine croyable) par le moyen d'un glissement. C'est une nature inquiétante mais fascinante, d'autant plus qu'elle recèle des potentialités infinies, qui franchit les limites du réel, du roman, qui surgit hors de l'oeuvre romanesque. Les statues, silencieuses, sont criantes de vérité : c'est l'allégorie par excellence, parce que c'est "une autre manière de dire". Nous ne savons pas ce qu'elles représentent véritablement, parce qu'elles sont les vestiges d'une civilisation en déclin ou d'une culture morte. Elles sont pourtant paradoxalement fertiles. Elles font corps avec la réalité parce qu'elles s'inscrivent dans la terre, qu'elles ont des racines et qu'elles s'élancent. Il émane quelque chose d'elles parce qu'elles s'expriment, parce qu'elles sont la manifestation d'une volonté, qu'elles semblent faire sortir d'elles ce qu'elles recèlent, qu'elles expriment leur suc, qu'elles nous nourrissent, mais c'est imaginaire.
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A une époque indéterminée, un voyageur découvre un pays singulier. Celui-ci se structure autour d'un ensemble de domaines strictement délimités et dans lesquels la principale activité des hommes consiste à cultiver des statues. Car dans les « jardins statuaires » la pierre pousse sans cesse, ce qui nécessite une régulation de tous les instants de la part des jardiniers, et donc une organisation rigoureuse de l'ensemble de la société. La première réaction du voyageur est celle de l'émerveillement, immédiatement suivie d'une soif de compréhension de cet univers si particulier. Cela donne lieu à un récit véritablement ethnologique qui couvre grosso modo le premier tiers du roman.
Mais au fil des pérégrinations du voyageur l'émerveillement laisse la place au questionnement, l'idylle ayant en fait de nombreuses failles et des aspects bien plus troubles. Pourquoi les statues semblent-elles développer des maladies dont certaines ont des conséquences sur la santé des hommes ? Pourquoi les femmes n'apparaissent-elles jamais en public ? Quelle est leur place dans la société ? Quel est le rôle de la guilde des hôteliers ? Qu'y a-t-il au-delà des jardins statuaires, dans ces steppes où l'on dit qu'un barbare anciennement jardinier s'apprête à envahir les domaines ? C'est à toutes ces questions, et bien d'autres, que le voyageur tente de répondre tout en cherchant un moyen de s'intégrer dans cette société. C'est l'objet principal des deux derniers tiers du roman.
Cette intrigue est mise en valeur par une très belle écriture. Tous les mots de Jacques ABEILLE sont choisis donnant à l'ensemble du récit un rythme lent mais jamais ennuyeux, nous invitant plutôt à une lecture contemplative, laquelle est facilitée par le caractère poétique de sa prose ; ses descriptions minutieuses des statues sortant de terre pour être travaillées par les hommes en sont certainement le plus bel exemple. L'auteur aborde en outre des thèmes universels, facilement transposables à notre propre réalité, nous incitant à ranger ce roman parmi les oeuvres représentatives d'un surréalisme de la plus belle eau.
Signalons enfin que l'oeuvre est dotée d'un écrin à la hauteur de ses qualités : une couverture avec rabats superbement illustrée par François Schuiten, un papier très agréable au toucher, une mise en page raffinée, le tout étant très joliment relié. Cela fait des Jardins statuaires un livre objet que l'on se plait à manipuler, à compulser, à lire et probablement à relire. Ce sont là des caractéristiques propres, si ce n'est aux chefs-d'oeuvre, du moins aux livres atypiques qui restent gravés dans les mémoires.
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Un voyageur anonyme explore la contrée d'une culture figée, de longue tradition, un monde d'hommes, de bibliothèques et de bâtiments d'une sévérité cistercienne, de voyageurs à pied ou de pèlerins — encore qu'il n'y paraisse aucune trace de religion. C'est un monde où les statues naissent et bourgeonnent spontanément, aidées dans leur émergence par les jardiniers, des statues parfois malades et qu'il faut alors confiner et jeter dans un gouffre au terme d'un périlleux voyage. le peuple des jardiniers est masculin. Il consacre sa vie aux statues et à la rédaction des chroniques de leur naissance, de leur style ou de leur monstruosité, et dans le dernier cas, celles de leur élimination. Ces chroniques sont régulièrement mises à jour, échangées et complétées d'un domaine à l'autre. Chaque domaine évoque l'organisation aussi bien idéale qu'utilitaire de Claude-Nicolas Ledoux et l'on comprend que Schuiten, l'homme de l'architecture des villes imaginaires, soit l'illustrateur d'Abeille.

Le roman est constitué d'un seul chapitre de 572 pages. Les 200 premières pages sont la description anthropologique de ce peuple dont les hommes et les femmes sont strictement séparés dans le travail diurne, les femmes résidant avec les jeunes enfants dans un gynécée abrité par un labyrinthe. L'exogamie est strictement appliquée, les adolescents et les filles nubiles étant échangés de domaine en domaine. Tous les personnages sont anonymes — les jardiniers, le guide, le doyen, l'aubergiste, à l'exception d'une femme, Vanina, dont la rencontre et l'amour sont soudains. Après la découverte de Vanina, une action lente apparaît avec l'expédition du voyageur jusqu'aux steppes du nord, la rencontre d'une guerrière (« Sous la couverture, son corps, dur et cuivré, n'était vêtu que d'un baudrier qui lui glissait entre les seins. Seins droits, demi-sphères parfaites, qui me tenaient sous leur fixité inintelligible. Je crus voir la mort même et me sentit calme, car enfin elle était belle. le mouvement par lequel ses bras avaient défait le manteau de ses épaules s'achevait. Une main relevait l'arc qui était pendu à l'arçon de sa selle tandis que l'autre ramenait de derrière son épaule une flèche puisée au carquois que le baudrier fixait à son dos. Les deux objets se joignirent tandis qu'elle cambrait les reins et bandait l'arc » [p 283]), celle d'un prince et du gardien du gouffre.

Le travail d'imagination est exceptionnel. L'écriture vise une neutralité classique, un style poli, savant, pensif (« Ne t'est-il jamais arrivé de découvrir quelque chose de très beau, et, soudain, de souffrir très fort, et si vite que tu t'en aperçois à peine, parce que ce fragment de beauté que tu contemples, tu devrais le partager avec quelqu'un et qu'il n'y a que l'absence ? » [p 365]), parfois cérémonieux, rarement lyrique. La syntaxe et le vocabulaire sont volontairement surannés, la lenteur, la précision et la civilité évoquent Julien Gracq et parfois le Saint-John Perse d'Anabase (« Les nuées de sable, un instant soulevées, s'abattirent et ce fut comme un coup de cymbales sur les voûtes de l'espace. Un ciel bleu de fable tombait roide sur l'ossuaire serti d'ocre et de mauve de la cité morte. J'eus un vrai sursaut devant tant de splendeur » [p 319]). Il est surprenant qu'Abeille ait été si longtemps ignoré et je remercie Henri l'Oiseleur de me l'avoir fait connaître.

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Tout d'abord, le livre est magnifique. La couverture, qui peut s'ouvrir des deux cotés, est illustrée de dessins de François Schuiten qui, lorsqu'il a découvert ce roman, a contacté l'auteur pour lui montrer à quel point leurs imaginaires étaient parallèles et comment les écrits de l'un correspondaient aux dessins de l'autre. On a donc un beau livre en main, qu'on contemple avec plaisir avant que de se plonger dans l'histoire. Car il faut ici effectivement bien plonger, s'engouffrer dans ce récit abracadabrant, fantastique, magique, se laisser porter par les mots de l'auteur et les évènements qui surviennent, se laisser envahir par cette atmosphère toute particulière...

Nous sommes dans un pays indéterminé, à une époque indéterminée. Un voyageur arrive dans une auberge quasi abandonnée, habitée par le seul aubergiste, homme taciturne et parfois presque vraiment mal-aimable. Il est dans une contrée qu'il ne connaît pas et lorsqu'un homme du pays se présente à l'auberge et se propose de lui servir de guide et de lui faire découvrir le domaine voisin, il accepte avec plaisir. Il est loin de se douter de ce que la découverte du domaine aura comme répercussions sur sa vie. Car ici, ce qu'on cultive, ce ne sont pas carottes ou navets comme ailleurs, non, on cultive des statues. Vous avez bien lu, oui, des statues. Et là est tout l'art, le grand art de l'auteur qui arrive à nous emmener sur les pas de ce voyageur dans ce monde étrange et à nous faire découvrir cette société très organisée, hiérarchisée, aux coutumes ancestrales, sans que cela nous paraisse totalement saugrenu ou incroyable.


Les statues sortent de terre comme des champignons, et les jardiniers présents sur les domaines les traitent avec grand soin, taillant, nettoyant, bouturant, élaguant comme s'il s'agissait d'un rosier. Les statues grandissent et arrivées à maturité, sont emportées pour être vendues sur d'autres domaines ou dans d'autres contrées. Certaines parfois meurent ou tombent malades et l'on doit alors en toute hâte suivre les consignes drastiques imposées par les lois de ce pays.
Suite sur Les lectures de Lili
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Un homme arrive dans la région des Jardins Statuaires et entreprend de rédiger une oeuvre sur la vie et les moeurs de ces si étranges jardiniers, qui cultivent des statues comme d'autres des légumes dans un potager...

Voici une oeuvre bien particulière qui faillit ne pas arriver jusqu'à nous. Jacques Abeille a fini de l'écrire au tout début des années quatre-vingt, mais le tapuscrit fut égaré. Finalement publié une première fois en 1982, le texte est depuis tombé dans l'oubli. Un oubli qu'il ne mérite vraiment pas. Heureusement, les éditions Joëlle Losfeld, puis ici les Editions Attila ont exhumé un des romans les plus singuliers qu'il m'ait été donné de lire.

Pierre fondatrice (sans mauvais jeu de mots) d'un vaste cycle en cours d'écriture, le Cycle des Contrées, ce roman nous fait découvrir un monde pour le moins différent du nôtre, et pourtant qui semble appartenir au nôtre. du moins, une référence à la Grèce antique permet de l'y raccrocher. En suivant les différentes pérégrinations du narrateur, grand voyageur et écrivain amateur, le lecteur découvre en même temps que lui les us et coutumes des jardiniers qui, dans ce pays jamais vraiment nommé, cultivent des statues. Parce qu'ici les statues sortent de terre et il faut bien les récolter. Vivant en communautés se rapprochant des congrégations monastiques, les jardiniers appliquent des lois très strictes à leurs vies. Jamais le monde des homme ne rencontre celui des femmes, pourtant très actives pour que cette société si étrange perdure.

Mais ce que va découvrir le Voyageur (une seule personne sera nommée dans tout ce roman de près de 500 pages) en allant du Sud au Nord, puis sortant de la contrée des statues pour aller visiter les Steppes, aux milles dangers, va élever encore son statut (là encore, pas de mauvais jeu de mots). de l'étranger qu'il était au départ, il deviendra... autre chose. Mais là, je ne peux en dire plus sans déflorer l'intérêt de ce récit qui, malheureusement, n'en n'a pas tant que ça. du moins dans le fond, car ce n'est pas vrai quant à sa forme. En effet, Jacques Abeille nous sert là une oeuvre dense au style magnifique. Certes ce n'est pas le bouquin que je pourrais facilement conseiller comme lecture de plage, mais c'est tout de même une expérience de lecture à vivre. Prenez un moment pour réaliser cette expérience, elle vaut vraiment le coup. Et revenez pour m'en donner des nouvelles.

A signaler que l'illustration de couverture, superbe, est signée François Schuiten. D'autres dessins, du même ordre, sont à découvrir à l'intérieur.

Et aussi que l'ouvrage se termine par un haïku :


Le reste manque
le conquérant n'avait pas promis
d'épargner les livres.
Lien : http://les-murmures.blogspot..
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Voici un livre inclassable et dans lequel on se perd... ou pas. Déjà l'édition "le tripode" a produit un très beau livre. Mais l'absence de chapitres m'a été pénible. : pas de reprise de souffle, une continuité épuisante. de ce fait, j'ai été au début (100 premières pages) totalement fascinée par ces domaines où les jardiniers plantent, arrangent des statues qui naissent de la terre et grandissent, grandissent, peuvent être malades, cassées etc... C'est un monde incroyablement poétique. La société est très méticuleusement décrite, tellement que l'auteur m'a perdue. Un sursaut avec la présence sensuelle de Vanina dans le terrible domaine où des statues agglutinées, ingérables, avalent tout l'espace. Il y a le départ dans les steppes, les rencontres, l'ombre de la guerre. Comment dire ? j'ai été à la fois addict à cette écriture, ce rythme, ce monde et à la fois trop trainée en longueur, trop essoufflée.
J'en garde cependant un beau souvenir, un vrai charme et ces domaines je les ai vus et parcourus avec le narrateur. Je pense que je reprendrais plus tard cette lecture.
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